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Alors que le vote sur le projet de loi de l’ISIE était en cours, une série d’affaires judiciaires voyait le jour. Ainsi le 3 décembre une enquête préliminaire était ouverte sur la base d’un rapport préliminaire de la Cour des Comptes, concernant l’ISIE afin « d’établir la vérité quant aux dépassements d’ordre financier et administratif cités dans le rapport préliminaire de la Cour des Comptes concernant l’Instance supérieure indépendante pour les élections… »

L’Instance ne recevait le rapport que le lendemain, 4 décembre, et publiait dans la foulée un communiqué dans lequel elle interrogeait la démarche judiciaire basée sur un document officieux ainsi que le fait qu’il y ai eu fuite du document censé être confidentiel. L’ISIE attaquait alors en justice, pour diffamation, l’avocat M. Laâyouni, chargé de porter plainte pour le compte du contentieux de l’Etat et pour essayer de comprendre comment le rapport préliminaire avait été rendu public.

Une lecture biaisée semble avoir été faite du document fuité, ce document n’étant qu’une ébauche de travail, présentée à l’ISIE pour obtenir éclaircissement et justifications. Reste que l’affaire prend plutôt l’air d’une volonté de cabale contre l’ISIE et son ancienne équipe, alors même que la loi était en cours de vote. Et les explications de Chedly Srarfi, ex-rapporteur général de la Cour des Comptes, sur la procédure de travail qui s’applique lors d’un contrôle, ainsi que le contexte dans lequel celui de l’ISIE a eu lieu, permettent de valider cette idée.

Après le départ de Ben Ali, la décision a été prise pour organiser des élections et mettre en place une nouvelle Assemblée Contituante. L’Instance Supérieure Indépendante pour les Elections (ISIE) est alors mise en place pour contrôler le bon déroulement du scrutin. Une fois sa mission accomplie, un contrôle de la gestion financière de l’Instance a lieu. Et c’est la Cour des Comptes qui s’en charge. Début décembre un rapport préliminaire, première étape du processus de contrôle, est envoyé à l’ISIE.

Ce rapport n’a rien de définitif, comme l’explique Chedly Srarfi, ex-rapporteur général de la Cour des Comptes, parti en retraite au début du mois de décembre 2012 et qui s’étonne du traitement journalistique.

« Ce n’est que le début du contrôle on ne peut donc pas parler de défaillance grave, de vol… car ce n’est pas ce que l’on trouve dans le rapport (préliminaire). »

Deux principes généraux s’appliquent lors du travail de contrôle de la Cour des Comptes : l’indépendance des magistrats et la collégialité. De ce fait il y a toujours une procédure contradictoire interne à la Cour. Ainsi chaque enquêteur se fait son appréciation lors de son enquête, mais son appréciation, même si elle est fondée et l’objet d’une procédure contradictoire dans le cader de la collégialité. La Cour doit en effet rendre une décision qu’elle s’est appropriée entièrement.

M. Srarfi explique que la procédure de contrôle se fait en plusieurs étapes. Le résultat des travaux est discuté en chambre et fait l’objet d’une demande de renseignements ou « Rapport préliminaire » qui est envoyé, sous l’autorité du Président de la chambre et sous la responsabilité du chef de l’équipe de contrôle. Il est adressé à l’instance contrôlée pour qu’elle fasse parvenir ses remarques, ces commentaires et qu’elle fournisse, éventuellement, des pièces justificatives pour appuyer les dépenses ou les recettes.

Une fois les réponses parvenues, la chambre rédige son rapporte et le soumet au Comité des rapports et des programmes. C’est une instance qui regroupe l’ensemble des Présidents de chambre, plus le Premier Président, le commissaire général d’Etat, le secrétaire général de la cour et le rapporteur général de la Cour.

« Ce rapport est étudié pour voir le fondement des observations au vu des réponses. Est-ce que la chambre a tenu compte des justifications ? Y a-t-il eu suppression, modification ou approfondissement de l’observation ? »

Avant que la décision ne soit définitive, cette reformulation, dans un rapport de synthèse et encore une fois envoyée à l’instance contrôlée pour entériner ou commenter ce que la Cour à l’intention de publier.

Finalement le travail passe entre les mains du rapporteur général de la Cour des Comptes qui élabore le document quasi-définitif : il y a là un travail de fond pour une dernière vérification des faits et de forme pour harmoniser la présentation et l’écriture.

Ce travail est ensuite soumis à l’Assemblée plénière de la Cour qui valide définitivement et adopte le rapport.

Cette démarche en plusieurs étapes et à plusieurs mains permet que le contrôle soit objectif, neutre et équitable. « Le souci d’équité permet de mettre en avant les difficultés du gestionnaire, les obstacles qu’il a du franchir, les handicapes qui l’ont empêché de faire sa mission de la manière la plus satisfaisante » explqiue M. Srarfi.

Dans le cas de l’ISIE, Kamel Jendoubi explique dans une interview publiée sur Nawaat que le rapport préliminaire compte environ 170 observations, des observations auxquelles l’ISIE est en train d’apporter des justifications afin que le travail de la Cours des Comptes se poursuive et que le rapport final soit publié. Reste que, comme l’explique M. Srarfi, le contrôle a eu lieu dans des conditions particulières.

La Cour des comptes a procédé par priorité dans son travail car elle était limitée dans ses moyens. « Nous avons tenu a donner une certaine priorité au contrôle du financement de la campagne, tout en continuant à assumer notre mission de contrôle de l’ensemble des institutions et établissements de l’Etat et nous avons estimé que le contrôle de l’ISIE n’était pas prioritaire, donc nous l’avons laissé jusqu’à ce que nous puissions dégager des magistrats de diverses chambres » explique Chedly Srarfi.

Pour la Cour il n’y avait pas urgence et surtout elle est parti du principe de bonne foi des gestionnaires, raconte M. Srarfi :

« Nous avons estimé que cette instance avait été créée dans des conditions particulières, qu’elle avait démarré avec des difficultés et disposait de moyens humains qu’il fallait former, notamment au niveau de la gestion… Nous sommes partis sur le principe de bonne foi. Les membres de l’ISIE ont quasiment fait l’unanimité et ils ont été choisi pour leur intégrité, pour leur qualité de militant en faveur des Droits de l’homme et de la démocratie. »

Par ailleurs il n’y a pas eu de texte particulier précisant la nature, les effets et l’étendu du contrôle de la Cour des Comptes sur l’ISIE. Ce sont donc les textes pour le contrôle normal, les procédures en vigueur qui se sont appliquées pour l’ISIE. «  Ce qui peut poser un problème car on peut appliquer des textes qui concernent le contrôle des dépenses publiques à une instance qui n’est pas soumise aux règles de la comptabilité publique, des marchés publics, au contrôle préalable des dépenses publiques. Il s’agit donc d’une appréciation générale de la gestion, selon des normes qui touchent plutôt la prudence, l’efficacité et l’efficience. Il s’agit d’apprécier la gestion de l’ISIE comme on apprécierait la gestion « d’un bon père de famille ». »

Enfin le contrôle de la Cour des Comptes s’est basé sur les règles de l’ISIE elle-même puisqu’elle s’est fixée des règles.

C’est dans ce contexte et les difficultés qui en découlent, que le contrôle se fait : sans cadre juridique spécifique et en partant du principe de bonne foi des gestionnaires.

Normalement le processus de contrôle n’est pas public. Le rapport préliminaire est en fait un document envoyé pour obtenir des éclaircissements, mais il se retrouve sur la place publique, sans doute du fait d’une volonté de manipulation. Car à part semer le doute sur la gestion de l’ISIE et de ce fait nuire à l’ancienne équipe, au moment même où le projet de loi passe au vote au sein de l’ANC, à quoi peut servir une telle affaire ?

Ce que M . Srarfi souligne c’est le fait que pour d’autres instances également le rapport préliminaire a été fuité, mais ça n’a pas soulevé de problème. Comme il s’agit ici d’une affaire politique, selon lui, il y a débat et affrontement entre ceux qui soutiennent l’ISIE et son équipe et ceux qui sont contre. Finalement la publication du rapport préliminaire permet d’instaurer un débat, que M. Srarfi juge inutile.

« Il vaut mieux attendre le rapport définitif pour tirer des conclusions. »

Le rapport préliminaire n’étant pas le rapport définitif, s’il y a réellement une enquête préliminaire en cours suite à la demande du contentieux de l’Etat, on peut se demander sur quelle base, étant donné que ce rapport préliminaire n’est pas une décision finale.

Par ailleurs M. Srarfi estime maintenant que la Cour est sous pression. Quelles que soient les conclusions de la Cour des Comptes les pro comme les anti ISIE vont mettre les résultats en question. A croire qu’il y a volonté de placer la Cour des Comptes au milieu d’une bataille.

Le principe d’objectivité de la décision de la Cour peut d’ailleurs être remis en question du fait de cette affaire, explique M. Srarfi :

« Quelle que soit la décision de la Cour des Comptes la décision sera jugée. Ni a-t-il pas risque alors d’auto-censure ou d’inquisition ? »

Une position difficile à tenir pour des magistrats d’une institution qui tente de reprendre sa place et remplir sa mission de contrôle de l’usage des deniers publics, qui doivent être utilisés à bon escient.

La Cour des Comptes est une institution qui a eu du mal a voir le jour, comme explique M. Srarfi. Créée par la Constitution de 59 il a fallu attendre le 8 mars 1968 pour qu’un texte de loi l’instaure et l’année 1971 pour que son décret d’application paraisse. Le premier rapport de la Cour des Comptes ne verra le jour qu’en 1982. Ce n’est qu’en 1987 qu’elle est autorisée, pour la première fois, à publier en partie les résultats de ses travaux. Mais l’expérience ne sera pas renouvelée avant la révolution de 2011.

Avec la révolution les gens ont découvert la Cour des Comptes et il y a eu un consensus qui a fait que le contrôle du financement de la campagne électorale, comme celui des opérations financières de l’ISIE, lui soit confié. Mais les pressions auxquelles doivent faire face les magistrats aujourd’hui, du fait de l’affaire de l’ISIE, lui rappelle que le risque de fermeture est toujours présent.

Par ailleurs il y a risque que le travail de la Cour des Comptes ne soit pas mené à bien du fait d’un possible conflit de compétence. La cour peut-elle continuer à investiguer si des magistrats de droit commun ont pris en charge l’affaire ? Peut-être d’ailleurs que la Cour des Comptes devra se dessaisir pour qu’il n’y ai pas deux conclusions contradictoires. Il y a en effet possibilité que les résultats de la Cour des Comptes n’aillent pas dans le même sens que celui de la chambre de mise en accusation par exemple, ce qui peut poser problème, car le système judiciaire et le travail des magistrats perdra toute crédibilité.

Finalement en plus d’avoir un effet de manipulation de l’opinion public quant à sa vision du travail de l’ISIE, de l’intérêt de sa mise en place et de son ancienne équipe, cette affaire de fuite de rapport préliminaire met en porte à faux les magistrats de la Cour des Comptes et risque de discréditer la justice.