Actuellement, plus de 7 mille personnes vivent avec le VIH en Tunisie, indique Souhaila Bensaid, présidente de l’association tunisienne de prévention positive (ATP+) à Nawaat. Ils étaient environ 5400 en 2021. Les nouvelles infections ont augmenté de 61% par rapport à 2010, révèle le rapport du ministère de la Santé sur la stratégie de dépistage du VIH pour l’année 2022/2023.

 « Seules 26% des personnes séropositives sont prises en charge », s’inquiète Aida Mokrani, coordinatrice générale d’ATL MST/Sida section Tunis dans un entretien avec Nawaat. Comment expliquer ce faible nombre de personnes soignées par rapport à l’étendue de l’épidémie ?

Les discriminations et la stigmatisation freinent le dépistage du virus de l’immunodéficience humaine (VIH), et par conséquent sa prise en charge par la suite. « Le VIH fait partie des maladies taboues », assène Mokrani.

Cette infection est plus répandue chez les hétérosexuels (57%). « Un nombre important d’hétérosexuels, dont des personnes mariées, entretiennent en cachette des relations avec des personnes du même sexe. La crainte qu’ils soient stigmatisés, de perdre leur emploi ou leur logement font qu’ils rechignent à se faire dépister et à se prendre en charge », regrette Souhaila Bensaid.

L’épidémie est concentrée chez des personnes désignées par les spécialistes comme étant « des populations clés ». Il s’agit des hommes ayant des rapports sexuels avec les Hommes (HSH), les professionnel(le)s du sexe (TS), les utilisateurs de drogues injectables (UDI) et les populations dites « vulnérables », en l’occurrence les migrants et les détenus. Mais « toute la population est concernée dès lors qu’une personne adopte un comportement à risque, même une seule fois », renchérit la représentante d’ALT/MST Sida.

Pour Souhaila Bensaid, la pénalisation des rapports sexuels entre personnes de même sexe, de la consommation de drogue et du travail du sexe ne permettent pas d’atteindre ces populations clés. Craignant de tomber sous le coup de la loi, ces personnes mènent une vie discrète.

L’épidémie du VIH est une épidémie « cachée », ce qui explique le faible accès aux populations clés et vulnérables, souligne la présidente d’ATP+.

S’ajoutent à la répression pénale, les regards malveillants de la société envers les PPVH, considérées comme des pestiférés. Et ce sont les femmes qui en souffrent le plus, explique Hayet Moussa, sociologue, à Nawaat. Cette dernière est co-auteure de l’étude « La prise charge des PVVIH dans les structures de santé : résultats d’une enquête qualitative ». Ladite étude réalisée par l’Institut Pasteur et l’ATP+, a été publiée en 2020. 

Affiche pour la lutte contre la stigmatisation des personnes vivantes avec le VIH – WHO

« Beaucoup de femmes sont contaminées par leurs époux mais elles sont quand même tenues pour responsables de leur maladie. Le VIH est systématiquement considéré comme une infection consécutive à une sexualité dépravée ou à la toxicomanie. La société tolère de tels comportements à risque chez les hommes, beaucoup plus que chez les femmes », explique-t-elle.

Pour se prémunir des regards des autres, Ibtissem a choisi de mener une vie solitaire. « Je n’ai pas d’amis et je ne vois personne hors du cadre de mon travail dans une association. Quand j’ai annoncé ma maladie à ma mère, elle ne m’a pas ménagée. Je parle de la personne qui m’a mise au monde. Que dire alors de la société », déplore-t-elle. Ikbal aussi a dû faire face à la ségrégation que leur a imposée sa belle-famille.

 Fuyant la Libye avec son mari où ils risquent la mise à mort parce qu’ils sont séropositifs, ils se sont installés en Tunisie. « On n’avait pas les moyens d’avoir notre propre maison, alors on vivait avec ma belle-famille. Pendant 4 ans, mon mari et moi étions amenés à faire nos besoins dans la courette. Ma belle-mère nous interdisait d’accéder aux toilettes. Alors que mes enfants sont sains », regrette-t-elle.

Personnel médical défaillant

Cette stigmatisation est également véhiculée par les services de santé, plus particulièrement par le personnel paramédical. « Avec le médecin traitant, il n’y a pas de soucis particuliers. Ce dernier s’abrite sous sa carapace de scientifique. Ce n’est pas le cas avec le personnel paramédical », explique la sociologue.

La stigmatisation se traduit par des commérages envers les PVVIH et la transgression de la confidentialité médicale. Ces pratiques persistent dans tous les services médicaux sauf ceux des maladies infectieuses. Grâce aux formations, le personnel des services de gynécologie-obstétrique se débarrasse petit à petit de leurs préjugés envers les PPVIH, constate Souhaila BenSaid.

Plus préoccupant encore, cette stigmatisation est également répandue même par les agents des centres de conseil et de dépistage anonyme et gratuit (CCDAG), déplore-t-elle.

 « Je suis quelqu’un de maniéré et ça se voit. L’un des membres du personnel du centre l’a bien constaté et m’a fait comprendre que « moi et mes semblables qui vivent dans le haram » ne sont pas les bienvenus », raconte Selim lors d’une table ronde organisée par ATP+sur le dépistage communautaire, le 27 novembre.

« Le personnel paramédical transmet beaucoup d’insécurité à des patients déjà fragilisés », déplore Hayet Moussa. Et d’ajouter : « ces pratiques ne sont pas forcément faites par méchanceté, mais plutôt par peur d’une contamination. Or, le personnel est amené à se protéger correctement, quel que soit le patient en face. Car on ne sait jamais si une personne est atteinte par le VIH ».

Le mauvais accueil dans les structures de santé, le long délai d’attente, la crainte du non-respect de la confidentialité, font partie des facteurs expliquant le faible accès au dépistage pour les populations les plus exposées au risque du VIH, admet le rapport précité du ministère de la Santé.

Le dépistage du VIH est gratuit et anonyme mais l’accès aux populations clés et vulnérables reste faible à cause de la stigmatisation – photo Seif Koussani

Outre les services publics, les médecins de libre pratique et les pharmacies privées ne sont pas assez sensibilisés à la prévention du VIH. « Les pharmacies privées sont, selon les enquêtes comportementales, les premières structures de recours pour les populations les plus à risque pour l’achat des préservatifs ou des seringues et aussi l’achat des médicaments pour les IST (automédication). Or elles ne sont pas toutes sensibilisées à la problématique du VIH et pourraient parfois refuser des services aux populations les plus à risque »,  relève un rapport du programme national de lutte contre le sida (PNLS).

Tous ces éléments font que la maladie est souvent découverte à un stade tardif. « Comme les symptômes peuvent apparaître après des années, les personnes ne se rendent compte qu’elles sont séropositives que lorsque leur système immunitaire est déjà affaibli. Ce qui les expose à des maladies opportunistes. Or plus tôt le VIH est découvert, mieux il est traité », explique à Nawaat, Nadia Ben Mansour, épidémiologiste et co-auteure de l’étude précitée de l’Institut Pasteur et de l’ATP+.

En Tunisie, seules 6.9% des femmes enceintes ont un statut VIH connu. Durant les 12 derniers mois, parmi les 80 naissances chez les femmes PPVIH, 23 enfants sont nés porteurs du virus. Ce chiffre marque une augmentation de 29.24% de nouvelles infections chez les nouveau-nés. Il reflète le faible taux de dépistage, chez les femmes, avant, pendant et même après la grossesse, relève l’association ATP+.

Car hormis le dépistage obligatoire dans le cadre du don de sang, la demande de dépistage est individuelle. Or, cette stratégie a montré ses limites. La présidente de l’association ATP+ plaide pour un renforcement du dépistage mobile et une institutionnalisation de dépistage communautaire pour cibler les populations clés.

Ce dépistage peut être fait par des personnes vivant avec le VIH ou encore des membres des populations clés. Ces derniers sont plus proches de ces catégories ayant des comportements à risque. Et ils sont donc généralement moins enclins à se montrer stigmatisants.

La stigmatisation, le manque de coordination entre les différents services de prise en charge des PVVIH et l’inaccessibilité géographique à ces services causent un nombre important de perdus de vue. Il s’agit de PVVIH qui n’observent plus leur traitement thérapeutique, alerte Nadia Ben Mansour.

Et les conséquences sont funestes. Les décès liés au VIH en 2020 ont augmenté de 45% par rapport à 2010.