Que se passe-t-il dans le dossier des subventions des produits de base, plus précisément entre le président Kais Saied et le gouvernement ? Normalement, la question n’a pas lieu d’être posée, car théoriquement, l’entente devrait être totale entre les deux parties. Surtout depuis que le chef de l’Etat s’est octroyé il y a deux ans tous les pouvoirs.  Par conséquent, le gouvernement a cessé d’être l’une des deux têtes –la plus importante même- de l’exécutif, pour devenir un simple instrument entre les mains du locataire du Palais de Carthage. Et pourtant, la question s’impose en ce qui concerne le dossier des subventions des produits de base.

Tout semblait marcher comme sur des roulettes. C’est en tout cas ce que donnait à penser le discours officiel au sujet de cet épineux dossier. Il y a quelques mois, ce sempiternel casse-tête semblait devoir enfin trouver une solution destinée à alléger ce fardeau de plus en plus lourd pour le budget de l’Etat.

La solution retenue consistait à mettre en place une plateforme destinée à organiser la distribution des subventions des produits de base aux Tunisiens qui en ont besoin. Cette plateforme aurait déjà dû être opérationnelle depuis au moins cinq mois. Puis, les autorités ont rapidement abandonné cette version et opté pour une autre où ce sont les citoyens se jugeant eux-mêmes dans le besoin qui devaient s’inscrire. Mais aujourd’hui, on ne parle plus ni de l’une ni de l’autre. Et au moment où ce projet était supposé être sur le point de voir le jour ou, à tout le moins, en cours de développement, le président Kais Saied se déclare pour la première fois, début décembre 2022, opposé à la levée des subventions des produits de base.

Au début, on pouvait donc penser que les propos du président ne signifiaient pas un total changement de cap dans ce dossier. Le doute commence à s’insinuer lorsque le projet de création de la plateforme tombe aux oubliettes. Pourtant, d’après la précédente ministre du Commerce et du Développement des Exportations Fadhila Rabhi (déclaration faite le 4 janvier 2023, soit deux jours avant son limogeage), ce dispositif serait opérationnel le même mois ou, au plus tard, en février 2023. Puis le revirement se confirme quand le chef de l’Etat sort de son chapeau une solution de rechange que personne n’avait vu venir : la création d’un nouvel impôt que devront payer les Tunisiens qui bénéficient indument des subventions des produits de base.

Dernière apparition officielle de l’ex ministre du commerce Fadhila Rabhi avant son limogeage-page officielle du ministère du commerce

Un projet tombé aux oubliettes

Comment expliquer ce revirement à propos d’un dossier aussi sensible que celui des subventions des produits de base ? A ce stade, et en l’absence d’explications officielles, deux hypothèses peuvent être envisagées. La première : les divergences entre le président de la république et le gouvernement relèveraient d’un partage des rôles destiné à donner à la Tunisie une –plus grande- marge de manœuvre dans les négociations avec le Fonds Monétaire International (FMI). A l’appui de cette thèse, une source qui veut garder l’anonymat affirme que l’Etat tunisien aurait déjà eu recours à ce stratagème par le passé, dans d’autres dossiers.

Deuxième hypothèse : les divergences entre le chef de l’Etat et le gouvernement -dont il a choisi et nommé les membres- au sujet des subventions des produits de base seraient bien réelles et non simulées.

Le deuxième scénario semble a priori plus plausible pour plus d’une raison. La plus importante est que plusieurs organismes étatiques ont travaillé sur ce dossier, seuls ou en partenariat avec des bailleurs de fonds multilatéraux, comme la Banque Africaine de Développement (BAD) et la Banque mondiale.

A vrai dire, le travail en vue de réformer le système de subventions des produits de base n’a pas commencé aujourd’hui. Pendant très longtemps, la politique de subvention des produits de base n’a pas posé de problème. Initiée avec la création en 1970 de la Caisse Générale de Compensation (CGC), elle a été consolidée au milieu des années 80. La grave crise économique et financière de 1986 ayant rendu incontournable un Programme d’Ajustement Structurel (PAS), l’Etat a dû créer le Programme d’Aide aux Familles Nécessiteuses (PNAFN) pour faire passer cette amère pilule en accompagnant les douloureuses réformes structurelles de l’économie.

Avec le temps, le nombre des bénéficiaires a augmenté, passant de 124 000 en 2010 à 268 000 en décembre 2021. Par conséquent, le coût de ce programme est allé crescendo. Notamment après le 14 janvier 2011, puisque les premiers gouvernements de l’après-Ben Ali –celui dirigé par Béji Caïd Essebsi puis les deux de la Troïka, menés respectivement par Hamadi Jebali puis Ali Laarayedh- n’ont pas lésiné sur les dépenses publiques en tous genres pour acheter la paix sociale. Et c’est à ce moment que les autorités ont commencé à se poser la question :  comment maintenir les produits de base à la portée du commun des Tunisiens et en même temps freiner la hausse galopante du budget alloué aux subventions.

Deux premières études intitulées « subventions alimentaires et aides sociales directes : vers un meilleur ciblage de la pauvreté monétaire et des privations en Tunisie » et « évaluation de la performance du système d’aide sociale et les défis de l’informalité » sont réalisées par le Centre des Recherches et des Etudes sociales, respectivement en mars et en avril 2013, grâce à un financement de la Banque Africaine de Développement.

Quelques mois plus tard, en 2014, ce sont l’Institut National de la Statistique (INS) et le Centre de Recherches et d’Etudes Sociales (CRES) qui, toujours grâce à l’appui de bailleur de fonds, lancent un chantier similaire pour analyser « l’impact des subventions alimentaires et des programmes d’assistance sociale sur la population pauvre et vulnérable ».

Le même CRES revient à la charge en 2020 et lance, grâce cette fois-ci à la Banque mondiale, une deuxième étude ayant pour objet « l’identification des ménages pauvres et vulnérables en Tunisie ».

En 2021, c’est au tour de l’Institut Tunisien d’Etudes Stratégiques (ITES), sous tutelle de la présidence de la république, de réaliser une étude focalisée sur la manière de « renforcer la sécurité alimentaire de la Tunisie en 2022-2023 ».

Enfin, l’Institut Tunisien de la Compétitivité et des Etudes Quantitatives (ITCEQ) a apporté sa pierre à l’édifice en publiant une étude sur la « réforme de ciblage des subventions alimentaires ». L’analyse développée par l’ITCEQ, relevant du ministère de l’Economie et de la planification, est peut-être la plus aboutie et partant la plus utile pour alimenter le débat à l’échelle du pays et, surtout, au sein de l’Etat, sur la meilleure manière de réformer le système de subventions des produits de base.

Or si l’ITCEQ ne s’opposer pas à la levée des subventions, la jugeant même nécessaire, il la considère toutefois insuffisante pour atteindre les objectifs recherchés.

Selon cet organisme, le dispositif de subventions souffre de faiblesses, notamment en matière de gouvernance. C’est ce qui explique que malgré la baisse au cours des dernières années des prix de la plupart des produits de base sur le marché mondial, les subventions ont continué à progresser à un rythme très soutenu –leur poids dans le produit intérieur brut est passé de 1,3% entre 2003 et 2010 à 1,8% entre 2011 et 2017.

Ensuite, « le système de compensation CGC est aussi jugé fortement inéquitable dans la mesure où il tend à subventionner beaucoup plus les consommations des « non-nécessiteux » au dépend des « nécessiteux». Enfin, « une partie des subventions est accaparée par les consommations hors-ménages par l’utilisation illégale des produits subventionnés comme intrants dans certaines activités (pâtisserie, hôtellerie et restauration…etc.) ».

Faible gouvernance du dispositif de subvention

Ce diagnostic posé, l’étude envisage trois scénarios. Un premier scénario dit de « base », c’est-à-dire sans réformes et deux autres « de ciblage par transferts directs des subventions aux ménages ». Un deuxième baptisé « scénario central » s’étend sur trois années. Le second plus progressif s’étalerait sur cinq ans.

Favorables à l’idée de changement, les auteurs de l’étude suggèrent de profiter de « l’apaisement sur les marchés mondiaux des denrées alimentaires de base » pour mener le chantier de la réforme progressivement. Car cette approche autorise l’introduction de phases de répit dans la réforme vers la vérité des prix. Et cela devrait  permettre aux catégories non bénéficiaires des compensations directes de se reconstituer des réserves.

Toutefois, avertissent les auteurs, la réforme est susceptible d’impacter les ménages et certains secteurs d’activités. Des ménages qui vont subir « des pertes de pouvoir d’achat et de consommation conséquents ». Certaines activités agroalimentaires fortement subventionnées -comme les filières liées à la transformation du blé « risquent de voir une baisse de leur rentabilité et donc une baisse de leurs activités et de l’emploi dans ces filières ».

Phase de répit dans la réforme

Alors que faire ? Les auteurs de l’étude mettent sur la table quelques recommandations. La première est d’étaler davantage dans le temps –c’est-à-dire sur plus de trois ans- le démantèlement du dispositif de subventions et la mise en place du nouveau système des transferts directs. (…), tout en tenant compte des « risques de retournement de tendances sur les marchés mondiaux des produits concernés ».

Afin d’atténuer les « effets initiaux de la réforme sur le marché du travail », la deuxième proposition consiste à « repenser l’essence et la portée des filets sociaux préconisés comme moyen pour accompagner cette réforme ». A ce stade on peut envisager la mise en place de mécanismes de garanti de revenus, en utilisant une partie des économies réalisées sur les dépenses de compensation, la promotion de « l’employabilité des travailleurs par la mise à niveau des compétences », et l’accompagnement de la transformation des secteurs dont l rentabilité risque fortement de baisser suite à la réforme.

Last but not least, les auteurs de l’étude conseillent de ne pas se contenter de distribuer des aides ciblées et d’œuvrer plutôt à pérenniser la réforme par des investissements visant à « améliorer la qualité et l’efficience des services publics de base tels que les transports publics, la santé, l’éducation, etc…».

Cette manière de procéder « peut avoir des conséquences en matière de réduction du coût de la vie plus durables que les transferts directs de revenus ». D’ailleurs, rappelle l’étude, « l’expérience internationale nous indique clairement que les programmes qui ont réussi leur transition vers le ciblage des subventions se sont largement appuyés sur des transferts conditionnés à des performances dans ces services ».

Si, sous l’impulsion du président Saied, la Tunisie persistait à refuser toute réforme du système de subventions des produits de base, elle serait l’un des rares pays à le faire. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder ce que font nos voisins maghrébins dans ce domaine.

Malgré ses énormes revenus pétroliers et gaziers, l’Algérie a déjà supprimé les subventions aux produits de base depuis fin 2021. Le Maroc compte en faire de même sur deux ans, à partir de 2024. La Libye est en plein débat sur la question. Elle a envisagé pour la première fois en 2014 de commencer par supprimer les subventions des hydrocarbures mais a fini par y renoncer.

Aujourd’hui elle remet l’ouvrage sur le métier et envisage de sauter le pas. La Mauritanie ne s’est pas encore engagée sur cette voie. Les subventions y ont même légèrement augmenté au cours des deux dernières années pour représenter 2,1% du PIB en 2021, contre 2% en 2020. Mais, contrairement à la Tunisie, la Mauritanie a pu se doter d’un Registre Social National qui permet une distribution ciblée des aides.