Il était encore tôt lorsque nous sommes arrivés sur les terres domaniales de Lagsab, dans le gouvernorat de Siliana. Pourtant, ils étaient tous là, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, l’émotion et la colère dans le regard. Depuis le 4 février, soit depuis plus de 40 jours, ils sont jours et nuits installés à une centaine de mètres de la ferme d’Al-Massir, avec pour seule protection une tente bancale. C’est Lassaad Jouini, qui nous accueille, entouré d’une cinquantaine de villageois.

Lassaad Jouini. Crédit : Callum Francis Hugh

« Nous sommes ici sur les terres de nos aïeux qui ont planté les oliviers et les amandiers que vous voyez », désignant du doigt les étendues d’arbres et les champs qui s’étirent sur tout l’horizon. « Depuis plusieurs générations, nous cultivons de l’orge et du blé, c’est une terre riche où nous avons même fait pousser du safran », poursuit-il.

Privatisation des terres domaniales

Cette terre, dont la superficie est d’environ 820 hectares, fait partie des 800 mille hectares que l’Etat possède. Confisquées aux paysans par les colons français, elles ont ensuite été nationalisées en 1964 et placées sous la tutelle du ministère de l’Agriculture sous prétexte que les paysans n’avaient pas les capacités techniques et financières de les exploiter. Une fois entre les mains de l’Etat, de nombreuses parcelles ont été louées à des promoteurs privés passant sous silence un système pervers où corruption, pratique de prédation, favoritisme et clientélisme sont monnaies courantes.

Sit-in Al-Massir à Lagsab. Crédit : Callum Francis Hugh

A Lagsab, les terres étaient directement gérées par l’Office des Terres Domaniales (OTD) depuis la fin des années 90. Il employait 26 agriculteurs du village et de nombreux saisonniers.

Les conditions étaient difficiles, nous étions payés 350 dinars par mois dans les meilleurs des cas, et nos femmes participaient aux récoltes saisonnières pour 15 dinars la journée. Mais tant que nous travaillions la terre de nos ancêtres, nous n’avons jamais rien demandé !,

explique Fethi Jouini, se définissant comme un « paysan sans terre ».

C’est à partir de janvier 2020 que le sentiment d’injustice commence à gagner les habitants de Lagsab, lorsque la gestion des terres est transférée à la Société de Mise en Valeur et de Développement Agricole (SMVDA) Maamouri. Les conséquences de ce transfert sont immédiates : les agriculteurs de Lagsab sont renvoyés et l’accès à la terre leur est interdit. Alors même que le cahier des charges précise que le nouveau gestionnaire doit employer au minimum 21 agriculteurs de la région. Après plusieurs tentatives de négociations, le sentiment d’injustice s’est transformé en mouvement contestataire : les paysans s’organisent en « Collectif des petits agriculteurs de Lagsab ».

Se réapproprier la terre

Depuis, ces derniers croulent sous une pluie de plaintes et de convocations. Huit agriculteurs ont été arrêtés puis relâchés. Un soir, des tirs ont été entendus à proximité de la ferme. Se sentant menacés, les agriculteurs sont descendus sur la route principale et l’ont bloquée avec des pierres.

Cet investisseur cherche à nous provoquer pour que la situation dérape, pour que notre sit-in pacifique dégénère dans la violence. Mais nous ne tomberons pas dans son piège,

indique Fethi Jouini, confiant.

Un tracteur passe, silence de plomb dans l’assemblée. Puis un paysan reprend : « L’investisseur, Maamouri Boujemaa fait croire à tout le monde que nous l’empêchons de travailler. Regardez par vous-même : c’est son tracteur, il effectue les travaux agricoles habituels ». Alors que les plaintes déposées par les agriculteurs à l’encontre de la société Maamouri trainent, celles déposées par l’investisseur ont fait l’objet d’un examen d’une rapidité exceptionnelle : « Comment expliquez-vous ce deux poids deux mesures, si ce n’est par la puissance de cet homme ? », s’interroge un agriculteur, perplexe. Nous entendrons à plusieurs reprises des accusations telles que « il est soutenu par un député », « il a le bras très long », « la justice est de son côté ».

Crédit : Callum Francis Hugh

Plus encore que les convocations à répétition, c’est la présence d’un drapeau de 16 mètres trouvé dans la ferme d’Al-Massir et utilisé pour recouvrir le foin, qui a provoqué la colère des habitants de Lagsab : « Premièrement, avoir un drapeau de cette taille prouve que l’investisseur est proche d’un parti politique. Car ce type de drapeau n’est utilisé que lors des campagnes électorales », explique Zied Jouini, un des chefs de file du collectif. « Deuxièmement, couvrir du foin avec un drapeau est une infraction pénale. Nous avons d’ailleurs porté  plainte pour outrage au drapeau national. Mais cela ne semble choquer personne. Nous demandons donc : qui protège cet homme ? », poursuit-il. Et en chœur, les habitants de Lagsab s’interrogent avec amertume : « pourquoi les lois ne sont-elles appliquées qu’aux plus démunis ?». Aujourd’hui, les agriculteurs assurent qu’ils ne lâcheront rien et continueront à réclamer leur droit à la terre. Association, coopérative, « entreprises communautaires » [الشركات الأهلية], plusieurs solutions sont évoquées. Et si les alternatives envisagées restent floues, l’expérience de l’oasis de Jemna est dans l’esprit de tous. « Nous sommes admiratifs de ce qu’ils ont été capable de faire, et nous sommes en train de réfléchir à la façon dont nous pouvons nous en inspirer », explique Lassaad Jouini.

Le défi sera de trouver une réponse collective à cette crise et d’éviter la division des terres,

renchérit Zied Jouini.

Le Président Kais Said a transmis son soutien aux agriculteurs de Lagsab, dont plusieurs ont participé à sa campagne électorale. Un soutien qui leur « redonne espoir » sans pour autant désamorcer la colère qui a éclaté il y a un mois et demi.

Souveraineté alimentaire

Ce qui préoccupe aussi les agriculteurs, c’est la façon dont l’investisseur exploite le domaine. « Regardez les oliviers, avez-vous déjà vu des paysans surélever de la terre autour des arbres de cette manière ? Ils n’y connaissent rien ! », s’agace Zied Jouini. Plusieurs agriculteurs témoignent d’une sous-exploitation des terres mais aussi d’un savoir-faire en perdition. « Nous sommes des agriculteurs de père en fils, l’amour de la terre coule dans nos veines ! », s’exclame Fethi Jouini.

Zied Jouini. Crédit : Callum Francis Hugh

« C’est notre seul gagne-pain et la seule chose que nous savons faire… De quoi allons-nous vivre désormais sans terre ? », s’inquiète-t-il. Pour Lassaad Jouini, les problèmes vécus par les agriculteurs de Lagsab témoignent d’une politique agraire défaillante et d’un accaparement des terres les plus fertiles par des investisseurs peu scrupuleux à l’échelle nationale : « depuis la libéralisation des terres domaniales, la production agricole n’a cessé de baisser… qui va assurer notre souveraineté alimentaire ? ».

En effet, depuis les années 90, la privatisation progressive des terres domaniales a non seulement appauvri le monde paysan, mais a également provoqué un effondrement de la production agricole, en particulier céréalière. Selon le Rapport de la Cour des Compte de 2018, le rendement des SMVDA a baissé de 35% et leur productivité est 40% moins importante que celles des fermes privées limitrophes. Au-delà du cas particulier de Lagsab, c’est toute la politique agricole qui est remise en cause dans cette lutte. Avec l’espoir pour les petits agriculteurs de se réapproprier leurs terres et de recouvrer leur dignité.