Dans d’autres cas, les violences familiales affectent l’image que les survivantes ont d’elles-mêmes et leurs futures relations. Une femme originaire de Gabès, âgée de 44 ans et qui a porté plainte quatre fois pour violences domestiques, a témoigné : « Toute mon enfance, je me suis sentie sous pression. Ma famille ne me donnait aucune affection. Tout l’amour allait à mon frère. Lui, il n’était pas obligé de rester sage ou d’étudier. À lui, tout était pardonné, alors que moi, je ne pouvais pas faire la moindre erreur sans être sévèrement punie. J’ai grandi en sentant que je n’étais pas aimée. Mon enfance a tout à voir avec le conjoint violent que j’ai fini par choisir à l’âge adulte. »
Des études ont démontré que les garçons qui grandissent dans des familles violentes avaient dix fois plus de chances de reproduire cette violence dans leurs relations conjugales. Sur douze survivantes ayant à la fois des garçons et des filles, sept m’ont affirmé que leurs fils, mais pas leurs filles, s’étaient déjà montrés violents envers elles – les insultant, mais aussi les frappant –, parfois à l’âge de 11 ans seulement. Le concept de « cycle de violence » peut être ancré au sein des foyers familiaux au sens large, pas seulement avec les conjoints.
Un cheminement solitaire
Dans une société qui sacralise les liens familiaux, dans laquelle des gens sans lien de parenté s’appellent « mon frère » et « ma sœur » en signe d’affection, la solitude de ces survivantes a été une constatation déconcertante. Pas une seule des 30 survivantes que j’ai interrogées n’a été encouragée par sa famille à quitter son agresseur ou à porter plainte contre lui. Au contraire, toutes les mères les ont implorées de rester, en leur disant par exemple : « Il faut juste que tu sois patiente », « Pense à tes enfants » ou « C’est comme ça que sont les hommes ». Quant à leurs pères, ils avaient tendance à leur rappeler : « Tu l’as choisi, maintenant c’est ta responsabilité. »
Le plus souvent, les survivantes qui avaient rassemblé leur courage pour quitter leur agresseur se sont rendues seules au commissariat et au tribunal, des institutions généralement intimidantes pour elles. Sans soutien familial, leur cheminement a été solitaire. Dans de nombreux cas, les difficultés économiques limitaient la capacité des parents à aider leur fille et leurs petits-enfants essayant d’échapper aux abus subis. Cependant, la rudesse avec laquelle beaucoup de familles ont claqué la porte au nez de leurs survivantes, est difficile à comprendre.
« Je suis restée chez mes parents pendant trois jours, mais ensuite ils nous ont mis dehors », a ainsi témoigné la femme de Ben Arous. « Ma mère m’a lancé que mon père l’avait battue toute sa vie et que je n’avais qu’à me débrouiller avec mon mari. Au tribunal, mon mari s’est même servi de ça contre moi en disant que même ma mère ne me soutenait pas. »
Alors que les survivantes ayant eu le plus de chance exprimaient leur gratitude envers les membres des organisations de la société civile qui les avaient aidées, la plupart n’avaient ni famille ni ami·e à qui parler et n’avaient pas les moyens de voir un·e psychologue. Les organisations de la société civile et les institutions apportant un soutien aux survivantes déplorent le manque de psychologues formé·e·s à traiter les cas de violence domestique ainsi que leur incapacité à apporter un accompagnement à plus long terme aux survivantes.
La faute des pères et le rôle de l’État
Abordant les violences familiales, les survivantes et les prestataires de services pointent presque systématiquement du doigt la responsabilité des mères. En tant que principales responsables de leurs enfants, elles renforceraient les rôles de genre sexistes et malsains dans leur éducation. Ceci dit, blâmer les mères comporte des écueils importants. Il est certes indispensable de sensibiliser les mères, mais cet objectif ne doit pas camoufler la socialisation patriarcale des femmes, ni le fait qu’elles sont usées par 8 à 12 heures en moyenne de travail domestique quotidien non rémunéré. Pour combattre les origines sociales de la violence, il faut se concentrer sur la paternité et la masculinité toxique.
La lutte contre la violence domestique, y compris au sein des familles, est la responsabilité de l’État en vertu de la Constitution et de la loi n°58 sur la violence à l’égard des femmes. Les autorités tunisiennes devraient faire preuve d’une tolérance zéro vis-à-vis des violences familiales et faire en sorte que les responsables soient prêt·e·s à combattre ce type de violence.
Elles devraient allouer un budget raisonnable à l’application de la loi n°58 afin de briser le cycle des violences à l’égard des femmes. Elles devraient veiller à ce que les unités policières de réception des plaintes soient formées à détecter les violences familiales, à enquêter rigoureusement sur ces affaires et à informer systématiquement les survivantes de leurs droits. Enfin, elles devraient poursuivre les auteurs des violences familiales et créer et financer des refuges dans tout le pays.
La réponse de l’État à la violence nécessite également de prévoir des mesures de prévention pour briser les stéréotypes de genre discriminatoires, lutter contre les violences à la maison, notamment de la part des pères et des frères, et inciter les familles à devenir des alliés actifs dans le parcours des survivantes. En vue de ces efforts de sensibilisation, les autorités devraient accomplir ce travail interministériel aux côtés des organisations de la société civile, des établissements éducatifs et des médias.
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L’autrice remercie les femmes qui ont passé du temps avec elle et lui ont confié leurs secrets, peurs et espoirs, ainsi que leurs réflexions sur la famille, le pouvoir et l’amour. Elle remercie aussi les organisations de la société civile (OSC) et les expert·e·s qui lui ont fait part de leurs analyses, ainsi que Nissaf Slama, assistante de recherches à Human Rights Watch, pour son aide dans la réalisation de ces recherches.