Il n’était pas évident d’imaginer vers quoi pencherait, six ans après Thala mon amour, le second long-métrage de Mehdi Hmili. Entre les deux temps de son récit, et comme pour tenir le drame dans ses bras, tout ira de mal en pis. Partant d’une prémisse à l’issue incertaine, Streams s’aventure sur le terrain du mélodrame familial, où la perversité de l’ascenseur social fait office de toile de fond. Conduite sous le prisme de l’intime, la trajectoire à deux points de vue, d’une mère aux abois et de son fils en chute libre, est traversée par des vents contraires avec des mains qui ne se tendent que pour mieux enfoncer le clou. Si le film laisse un intérêt certain avec la générosité du regard qu’il pose sur la jeunesse et la pertinence du cadre quasi-immersif qu’il établit, il aurait pu se conjuguer peut-être plus efficacement par une mise en scène davantage ouverte.

De la compromission à la dérive

Plus que du poids d’un sujet, comme c’était le cas de Thala mon amour, c’est de l’éventuelle force de frappe du scénario que Streams se soutient en effet, avec une longueur de souffle narratif dont l’élan en trois mouvements fera de chaque péripétie un prétexte de rebond. Entre les aspirations de Moumen qui caresse un temps l’espoir d’évoluer dans une grande équipe de foot, et l’effort de sa mère Amel grappillant le moindre coup de pouce pour l’avenir de son fils, Streams met si près l’un de l’autre qu’il les réunit d’emblée dans une scène d’étreinte amusée aux accents œdipiens. Mais passé le premier quart, se dresse une ligne de fuite qui fonctionnera à l’échelle entière du film. On connaît le refrain : pour qu’il y ait drame, il faut des dommages collatéraux. Et pour que la glissade dans le vide soit significative, c’est Amel (interprétée par Afef Ben Mahmoud) qui bascule de haut. Comme dans tout drame, la tournure que prend l’histoire est de faire précipiter les trajectoires et les destins, à la manière d’un élastique tendu à l’extrême.  Ce qui nouait l’étreinte dans le même cadre, se verra alors scindé en deux. Et puisqu’il s’agit de filmer la fracture, Hmili mettra chaque personnage entre guillemets : d’un côté la mère, accusée d’adultère, au gré d’une ellipse qui la verra incarcérée ; et en contrechamp, le fils qui, abandonné à son sort suite à cet épisode, filera dès lors du mauvais coton.

Si la triangulation de ce schéma social prend corps sur fond de quasi-absence du père, ancien footballeur raté et alcoolique, Streams situe le curseur de sa dramaturgie vers un microcosme avec lequel il va falloir composer. La loi en est la corruption et ses charognards. En un mot : la compromission. Et c’est en cinéaste de la fracture que Mehdi Hmili s’attèle à lever un lièvre sur cette réalité sociale. Côté face, et côté pire.

Car le drame dans Streams, comme tout drame, ne vient pas seul. En Moumen, le footballeur décroche : délaissant le foyer, il trouve son réactif dans les trémulations de la défonce avec un copain dealer. En Amel, c’est la victime qui devra, à sa sortie de prison et en de nouveaux rounds d’arbitraire confondant, se cogner encore contre l’ignominie pour retrouver son fils. Il faut y voir l’écho du dilemme que le scénario a inscrit d’avance dans un faisceau d’indices susceptibles de le justifier, au moment où la mère a décidé de balancer sa collègue de travail à son patron : la dénoncer pour ne pas perdre leur éventuelle faveur, au lieu de se taire et ne pas trahir ses principes. C’est là que sa disposition à la compromission est posée comme donnée programmatique. Et c’est en jouant la carte des dérives que cette tension va impulser le second temps du film, en un montage alterné des deux points de vue, investissant ce nœud dramatique pour les remettre en ordre de marche : de leur conduite respective, le film ne  force pas la note en les faisant se débattre comme dans un bocal afin de se raccrocher à ce qui reste de ces tranches de vie saignantes. Sur ces lignes parallèles qu’une descente aux enfers s’efforcera de recouper, le traitement commence par nous tenir un peu par la main, avant que la caméra accrochée aux basques des corps ne donne, clef en main, l’horizon d’identification imposé par la mise en scène.

Déplacement de terrain

Bien qu’elle ne manque pas de graisses, cette scénarisation fait preuve de maturité. Car s’il sait éviter le discours social trop empesé de Thala mon amour, l’intérêt de Streams réside essentiellement dans la manière dont il dépeint ce milieu comme un univers plus malléable. Ici, la mise en scène se fait plus subtile ; la caméra se rend attentive dans son suivi des personnages aux codes de ce microcosme, au risque d’épuiser les enjeux d’un film parallèle dans les eaux troubles de la trinité : drogue, prostitution et criminalité. La démarche de Mehdi Hmili ne consiste pas seulement à briser les derniers remparts sans rien lâcher de ce maillage fragile de relations et d’affects de jeunes en pleine déchéance : ni le langage où l’on ose dire les choses en face, ni le jeu qui, en dépassant une certaine prévisibilité, donne sa gravité à Streams. Mais au-delà de ces situations où on s’engueule à foison, Hmili procède surtout en portraitiste d’une jeunesse désabusée, prise entre les mâchoires de matons et embarquée au cœur d’un Tunis hostile. C’est en substituant au tremplin diurne du terrain de jeu la découpe nocturne d’un terrain de survie que Streams engage sa mise en scène sur une ligne d’immersion plus franche.

Ce déplacement de terrain, s’il scelle peut-être l’idée la plus stimulante, aura l’efficacité de reconfigurer chaque élément disposé aux deux-quarts du film, et de se mettre entièrement au service de la mise en scène. La ville, contrairement au traitement que lui a réservé Thala mon amour, passe ici à l’avant-plan. Indéniablement attiré par une agilité de captation, Streams exploite bien ce cadre urbain au même titre que la mobilité des corps. Il en va d’un filmage à l’épaule qui coordonne les cadrages de plans rapprochés, évacuant tout effet incriminant, sachant se placer dans le vif de l’action avant de s’en détacher. Chaque scène nous rapproche un peu plus de l’irréparable, gravitant entre milieu queer, cabarets, boîtes de nuit en banlieue, facettes d’un microcosme qui se referme sur eux comme un piège à rats. C’est quand il se confronte à la violence devenue élément de langage, où le rapport aux corps est aussi pervers que décomplexé, que le film parvient à faire mouche. Mais c’est quand il filme un ici et maintenant qui ne connaît pas de hors-champ, que la caméra de Hmili se voit rattrapée par une certaine lourdeur de main.

Déterminisme de la représentation

Car Streams concède par endroits à la mode et aux facilités quelques embardées tout à fait démonstratives, comme s’il était incapable de reprendre ses distances par rapport aux modèles d’une représentation adoptés d’avance. S’il se range du côté d’une jeunesse en marges qui se languit, condamnée aux abus et violences de toutes natures, il n’en déplace la représentation que pour la rabattre sur un déterminisme social solide au poste, qui la fait rentrer dans le rang. Ce glissement est d’autant plus regrettable que le pas en avant de Streams par rapport à Thala mon amour, finit par servir à contourner les grosses coutures du scénario plutôt qu’à assumer le déplacement de représentation. Que son écriture soit plus systématique pour faire passer la pilule, ne l’expose pas moins au même revers du premier ; car c’est une chose de filmer la fracture, c’en est une autre de tout rabattre, en guise de caution, sur un naturalisme qui ramène cette peinture sociale à un cadre plus ou moins rond. Le versant romancé de ce naturalisme, saupoudré de vagues émotions, n’est pas en reste : le scénario n’assume pas jusqu’au bout la violence tapie dans les interactions ; il lui substitue au dernier quart du film des soupapes téléphonées, pour que la volonté de retrouver le fils se confonde avec celle de s’en sortir. Il y aurait bien une dramatisation, de quoi ménager le suspense, mais elle tend davantage à faire parler les personnages plutôt que la mise en scène. C’est cette transparence de la narration qui coche les cases attendues du récit et qui, à trop miser sur les ressorts de la diégèse, conduit Streams à remettre son élan à plat.

En ce sens, le film s’avère être ambivalent : sans s’orienter sur le terrain psychologisant de Thala mon amour, il semble malgré tout osciller entre deux élans, indécis sur la bride à lâcher. On peut déplorer que la mise en scène n’aille pas au bout de son potentiel, en tout cas pas aussi loin que la qualité des dialogues qui, à quelques faiblesses près, tiennent bien compte de l’ancrage social des personnages. Au sein de ce mélodrame parfois lâche, les clins d’œil et références cinématographiques ont du mal à trouver leur place, s’imprimant tels des cheveux dans la soupe: parenthèse de répit ou de respiration, scènes sirupeuses que ne dédouanent pas à bon compte les œillères de la cinéphilie du cinéaste, ces tics sentent le forcing à plein nez, à l’intérieur d’un découpage qui, par endroits, prend inutilement le temps de la pause sentimentale. Si l’heureuse prise de risques confirme une audace chez Hmili, elle ne va pas au-delà de cet horizon à l’approche du clap de fin. Sans donc fustiger ses bonnes intentions, on préférera retenir de Streams une volonté brave et grave qui laisse espérer pour ses suites un élan plus maîtrisé.