Il est en effet bon de faire un petit retour historique. Le régime parlementaire que nous avons choisi après la Révolution est un régime de collaboration entre les pouvoirs, un régime où la séparation est par définition souple (je précise que nous parlons ici de l’exécutif et du législatif uniquement, étant entendu que le pouvoir judiciaire est totalement indépendant des deux autres). C’est au demeurant un euphémisme que de parler de souplesse : il n’est que de revenir aux analyses de Carré de Malberg (mais il est loin d’être le seul) pour comprendre à quel point le régime parlementaire se situe aux antipodes de toute scission entre les pouvoirs. Celui-ci explique en effet dans sa célèbre « Contribution à la théorie générale de l’Etat » que ledit régime opère une « fusion organique » entre exécutif et législatif, étant « l’opposé d’une séparation de ces pouvoirs » (Raymond Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État spécialement d’après les données fournies par le droit constitutionnel français, Paris, Dalloz, 2004, t. 2, n° 285, p. 47-48.).
Comment expliquer cela ? Les constitutionnalistes qui travaillent sur la généalogie du régime parlementaire, comme Capitant, montrent qu’historiquement la séparation des pouvoirs est l’autre nom d’une monarchie en fin de course : la monarchie absolue devient limitée et cette limitation s’incarne de facto dans une séparation des pouvoirs qui permet d’assurer une transition pacifique. Elle est donc au final le moyen pour le monarque de perdurer lorsque le peuple et donc la démocratie fait valoir ses droits : une étape, un sas (en plus d’être, de par le fait, anti-démocratique comme le soulignait Kelsen) d’une dialectique au terme de laquelle nous aboutissons nécessairement à la « démocratie des partis ». Or qui dit « démocratie des partis » récuse définitivement le système de Montesquieu : la séparation des pouvoirs, dogme libéral, n’a plus grand-sens lorsque c’est le même parti (alliance de partis) qui en vient, tout à la fois, à chapeauter le Parlement et à diriger l’exécutif.
Mais ce qui m’intéresse n’est pas tant la lecture juridico-constitutionnaliste du problème que ses implications en termes de philosophie politique. La séparation des pouvoirs est en réalité pensée dans un cadre libéral, procédural : elle s’intéresse à la question comment – comment partager le pouvoir – et jamais à la question de savoir ce qui est mis en partage – quoi. Ce qui est mis en partage ne pose pas question. Mais plus que cela, même les critiques qui sont faites au principe de séparation, internes et externes, émanant de libéraux ou de non libéraux, mettent en avant, contrairement à ce qu’elles laissent entendre, le même questionnement.
Qu’avancent en effet ces critiques, aussi bien celle du libéral Benjamin Constant que de l’anarchiste Proudhon ou encore du républicain Madison? Elles expliquent qu’il faudrait s’interroger sur les bornes du pouvoir à partager avant que de s’inquiéter des modalités de son partage. Or la question des bornes du terrain du jeu demeure celle du terrain de jeu : il ne s’agit pas de répondre à la question quoi, aussi paradoxalement qu’il puisse paraître, qu’à la question comment, derechef. Se poser la question de savoir où commence telle chose et où elle finit ne revient pas à s’interroger sur ce qu’il y a entre les deux. La raison en est fort simple : nous demeurons dans le même paradigme, celui des pouvoirs, celui-là même qui légitime le discours « séparationniste ».
Or pour répondre à la question « quoi », question essentielle pour ceux qui s’intéressent véritablement au bien commun, il faut accepter de changer de paradigme et de parler en termes de fonctions. C’est ce que permet précisément la lecture philosophique qui prend au sérieux la chose publique en la considérant au premier chef comme une totalité. Les pouvoirs ne se délèguent pas, contrairement aux fonctions. La pratique américaine ou même française nous révèlent ce type de souplesse : si le législatif cède parfois sa place à l’élément présidentiel de l’exécutif, c’est en vertu de cette logique des fonctions. Elle seule permet de penser la responsabilité au plus juste : le 49.3 français, ce n’est pas tant l’exécutif qui veut absolument passer en force que le souverain qui engage sa responsabilité. Plus généralement, penser en termes de fonction, c’est penser la circulation des responsabilités et c’est aussi, implication non négligeable, lutter contre la corruption : tous responsables, donc potentiellement tous coupables, quoi de plus républicain.
Au demeurant, notre régime est semi-parlementaire, ce qui aide notablement à penser en termes de fonctions. Malheureusement, la culture politique majoritaire libéralo-républicaine déformée, héritage du bourguibisme, ainsi que la peur du retour de la dictature, empêchent les uns et les autres (y compris le Président de la République) d’y voir clair. La crise sanitaire actuelle devrait pourtant permettre de dessiller les yeux les moins perçants.
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