Quand elle est nommée cheffe du Gouvernement, le 11 octobre 2021, les soutiens du régime, notamment au sein de la classe médiatique, ont vanté la nouveauté : pour la première fois dans le monde arabe, une femme va diriger un gouvernement. Cette symbolique, certes importante, semble masquer l’essentiel : depuis le 25 juillet 2021, et encore plus depuis le 22 septembre 2021, le président est le seul maître à bord au sein de l’exécutif. Bouden est donc davantage une coordinatrice de l’action gouvernementale qu’une véritable cheffe. Dans les mois qui vont suivre sa nomination, la nouvelle locataire de La Kasbah va œuvrer à enraciner cette image dans l’imaginaire collectif. Le Chef du gouvernement est désormais un personnage secondaire dans le dispositif exécutif. Bouden parle très peu. On la voit dans les vidéos de la présidence acquiescer aux monologues saiediens. Sa première apparition dans ce genre de formats lui a même valu les railleries des réseaux sociaux. Reçue par Saied pour discuter de la formation de sa nouvelle équipe, elle lance un « machallah ! » quand le président lui évoque les 1,8 million de personnes sorties le soutenir, notamment sur l’avenue Habib Bourguiba. Ingénieure de formation et professeure universitaire, la cheffe du gouvernement a donné du crédit à cette fake news. Ses détracteurs, Abir Moussi en tête, ont sauté sur l’occasion pour dénoncer la « femme alibi » d’un pouvoir dont le féminisme n’est pas la qualité première. Et de fait, durant son mandat, le régime a mis fin à la parité dans les élections législatives, municipales et locales et la nouvelle Constitution a intégré dans son article 5 la charia, sous le nom des finalités de l’Islam.
Le mutisme comme mode de gouvernance
En 22 mois de mandat, Bouden n’aura accordé aucune interview à la presse locale. Sa connaissance approximative de l’arabe classique a donné lieu à des commentaires moqueurs sur les réseaux sociaux. Cette absence de communication va se révéler être un mode de gouvernance. En dehors des quelques sorties médiatiques de certains ministres et des rares points presse du porte-parole du gouvernement (poste vacant depuis l’éviction de Nassreddine Nsibi, le 22 février 2023, la Kasbah assume de n’avoir de comptes à rendre qu’au chef de l’Etat.
La limitation de la communication ne concerne pas seulement la relation avec la presse. Elle vaut aussi pour les partenaires sociaux. En publiant la circulaire 2021-20 du 9 décembre 2021, Bouden impose à toutes les administrations et entreprises publiques de n’entamer aucune discussion avec les syndicats sans l’accord préalable du secrétariat général du gouvernement. Cette décision est considérée comme un affront par l’UGTT qui réclame son retrait. Malgré les promesses de l’exécutif, la circulaire ne sera jamais retirée. Les relations entre les deux parties continuent à se tendre. Le 16 juin 2022, la grève générale dans la fonction publique est très suivie. Surfant sur ce succès, la centrale syndicale validera un deuxième mouvement, cette fois-ci dans les entreprises publiques. Pour signifier son indifférence, le jour du débrayage, le gouvernement publie sur sa page Facebook des photos prises en marge d’un conseil des ministres où l’on voit des responsables détendus voire hilares. Les clichés qui sortent des standards sont perçus comme une provocation.
Cette méthode, bien que dénoncée par la centrale syndicale s’avère payante : le gouvernement réussit à minorer le rôle de l’UGTT, la faisant passer du statut de cogestionnaire des affaires du pays à celui de simple partenaire social. Bouden arrive également à obtenir un accord salarial concernant les fonctionnaires et salariés des entreprises publiques. Alors que le pays connaît une forte inflation, la centrale syndicale accepte non seulement une réévaluation bien plus faible que l’augmentation du coût de la vie, mais s’engage également à abandonner toute nouvelle revendication avant 2025.
La mise à l’écart des partenaires sociaux et l’absence d’instances représentatives de l’opposition permet au gouvernement d’avancer sur des chantiers fortement décriés durant la décennie postrévolutionnaire. A titre d’exemple, nous avons décrit le grand mouvement d’autonomisation des universités publiques, passé sans la moindre concertation.
Divergences stratégiques avec Carthage
L’une des raisons souvent avancées par les partisans du régime présidentiel, est la nécessité d’en finir avec le bicéphalisme (la répartition des responsabilités entre les deux têtes de l’exécutif). Najla Bouden a été nommée par Kais Saied pour mettre en place sa politique. Ce principe a été consacré par le décret 117 puis par la nouvelle Constitution. Pourtant, malgré cette hiérarchie bien établie, l’exercice du pouvoir a montré des divergences stratégiques entre Carthage et la Kasbah. Ceci est particulièrement vrai pour les sujets socioéconomiques. Alors que Bouden s’inscrit dans les pas de ses prédécesseurs, parlant de la nécessité des réformes, Saied plébiscite l’amnistie pénale et les entreprises communautaires. Or ces derniers éléments n’ont quasiment jamais été évoqués dans la communication gouvernementale. L’exemple le plus criant pour illustrer ces divergences est la question des pourparlers avec le FMI. Le plan qui a obtenu l’accord « technique » de l’institution washingtonienne en octobre 2022, a été préparé par des experts dument mandatés par le gouvernement. La Kasbah a d’ailleurs salué cette « réussite ». Mais toute cette construction a été réduite à néant par l’inflexibilité de Kais Saied, remettant aux calendes grecques la perspective d’un accord définitif et du prêt qui en découle.
Cette répartition des rôles au sein de l’exécutif permet au président de faire porter au gouvernement la responsabilité des mesures impopulaires et en décalage avec ce qu’il prône politiquement. L’exemple le plus parlant est sans doute le décret-loi 2022-68 qui permet aux investisseurs étrangers d’acquérir des biens immobiliers. Le texte rend possible l’établissement de projets de production d’énergies renouvelables sur des terrains agricoles sans qu’un changement d’affectation ne soit nécessaire.
On notera enfin que Najla Bouden a accompagné le tournant autoritaire du régime. En effet, l’une des premières poursuites en vertu du décret-loi 54 a porté sur un article revenant de manière factuelle sur le bilan de la première année de mandat de la cheffe du gouvernement.
Etant donné le caractère ultra-présidentiel du régime mis en place depuis 2021, évaluer l’action d’un chef du gouvernement devient secondaire. Cependant, le passage de Najla Bouden par la Kasbah a permis d’inscrire dans l’imaginaire collectif le nouveau mode de gouvernance basé sur la seule volonté d’un président tout puissant.
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