Parallèlement au marathon du litige judiciaire, les tentatives de conciliation se sont imposées comme une nouvelle donnée qui pourrait être décisive : Lors de l’audition du 6 juillet 2017, le chargé des contentieux de l’Etat a demandé le report de la séance, en attendant les résultats du processus de conciliation entre Sami Fehri et la télévision publique. Contacté par Nawaat, Mohamed Saïdi, secrétaire général du syndicat général des médias relevant de l’UGTT, nous a informé que la conciliation -d’un montant de 25 millions de dinars de réparations pour la télévision publique– a buté sur l’absence de garanties légales pour le paiement du montant en question. En effet, Fehri a proposé de verser 3 millions à titre de première avance, et de payer le reste de la somme en quatre ans. Saïdi a également relevé que cette proposition n’offre aucune garantie judiciaire à la télévision nationale, essuyant donc le refus du syndicat et de l’administration de la première chaîne du service public. Toutefois, des sources à la présidence du gouvernement nous ont révélé que le renvoi du précédent directeur général de l’Etablissement de la Télévision Tunisienne (ETT), Elyes Gharbi, a été en partie motivée par son échec à faire aboutir la voie de la conciliation avec Cactus Prod, surtout que le gouvernement Chahed a fait de la chaine El Hiwar Ettounsi la courroie de transmission médiatique de ses politiques.

Youssef Chahed, invité d’El Hiwar Ettounsi et entourué par les membres de son gouvernement dans les studios de Cactus Prod, dans une opération de communication exceptionnelle (dimanche 26 février 2017)

D’autre part, la loi sur la réconciliation est devenue une autre carte à jouer dans ce dossier, puisqu’aussi bien les avocats des anciens directeurs généraux de la télévision nationale que ceux de l’ancien conseiller à la présidence de la république Abdelwahab Abdallah ont demandé, lors de la séance du jeudi 16 novembre 2017, que leurs clients puissent bénéficier de l’amnistie prévue par la loi de réconciliation administrative, paraphé par Béji Caid Essebsi et entrée en vigueur le 24 octobre 2017. Les documents judiciaires liés à l’affaire, dont Nawaat s’est procuré une partie, indiquent que Cactus Prod constitue pourtant un modèle de réseau de corruption sous l’ancien régime. Sont étroitement mêlés à l’affaire aussi bien les intérêts de l’ancienne famille au pouvoir que ceux de lobbys d’affaires. S’y ajoute, par ailleurs, l’intervention de quelques ministres et secrétaires d’Etat, ainsi que la complicité de hauts-responsables de la télévision publique et de l’Agence Nationale de Promotion de l’Audiovisuel (ANPA). Ces intérêts étaient occultés au grand public qui a gardé les yeux rivées sur les jeux télévisés et les feuilletons à grande audience de Cactus, au moment où une des plus grandes institutions publiques était à disposition du genre du président déchu et de son associé.

Le président Béji Caïd Essebsi en train de parapher la loi sur la réconciliation administrative (24 octobre 2017)

Les 326 dinars qui ont fait de Fehri un homme riche

Dans son témoignage à la justice, Sami Fehri a raconté que c’est lors d’un voyage retour de Milan, en mai 2003, qu’il a rencontré BelhassenTrabelsi, qui était à bord du même vol. Bien que cette coïncidence ait fait de Fehri un homme riche et particulièrement privilégié, il a insisté sur le fait que celle-ci a été un prélude au cambriolage de son entreprise, considérant que Belhassen Trabelsi l’a forcé à devenir son associé. Cependant, à la lecture du dossier juridique de création du partenariat, l’image de la victime tombée entre les griffes des Trabelsi a du mal à tenir : les sommes colossales brassées par Sami Fehri durant ces sept années ainsi que certains témoignages contredisent sa version des faits.

Le témoignage de Sami Fehri indique qu’il a fondé la société Cactus Prod en février 2012, avec un capital d’une valeur de 13 mille dinars, tandis que l’expert-comptable mandaté par la justice indique que les statuts de l’entreprise ont été enregistrés avec plus d’un an de retard, le 13 février 2003, et qu’il n’y a aucune trace bancaire attestant du versement d’un capital de 13 mille dinars, comme allégué par Sami Fehri, ce qui met la société sous le coup de l’article 104 du code des entreprises commerciales.

Document de synthèse de l’instruction judiciaire

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L’expertise judiciaire indique que « la différence entre le capital de l’entreprise soit les 13000 dinars et les contributions de chacun des deux associés a été rattrapé lors de la première opération de distribution des bénéfices. Au départ, Sami Fehri a contribué avec 326 dinars (au lieu de 6300 dinars) et Belhassen Trabelsi a injecté 12674 (au lieu de 6700 dinars) ». Ces données confirment que la société Cactus Prod n’était pas dotée d’un capital réel, et que lorsqu’elle a été créée Sami Fehri n’a versé que 326 dinars, tandis que son associé s’est acquitté de 12 674 dinars.

C’est d’ici que démarre l’histoire d’une collaboration qui a pris en otage la télévision publique pour la transformer en client exclusif de Cactus. De juillet 2003 jusqu’à 2010, Sami Fehri et Belhassen Trabelsi ont accumulé respectivement en brut 21,370168 dinars pour le premier et 20,197005 dinars pour le second (d’après le rapport de l’expert mandaté par la justice). Comment alors ces deux associés ont-ils pu percevoir de telles sommes ?

La télévision publique, cliente unique de Cactus dès juillet 2003

D’après ce que nous rapporte Adel Helal, responsable au sein de la direction juridique de l’ETT, « la télévision publique tunisienne s’est liée à la société de production Cactus, représentée juridiquement en la personne de Sami Fehri du 16 juillet 2003 au 31 décembre 2010, à travers 23 contrats négociés de manière directe et 10 autres conclus sans traces écrites ». Durant toute cette période, la télévision publique a été l’unique client de Cactus Prod. Le partenariat entre les deux parties opérait à travers deux formules : la production d’émissions aux prix fixés par des contrats écrits et la perception par Cactus des revenus publicitaires générés par les émissions.

Extrait du dossier judiciaire

La première formule a donné lieu à un contrat de production de 52 épisodes de l’émission « Ekher Qarar », signé le 27 octobre 2003 avec l’ANPA (présidée à l’époque par Brahim Fridhi). A suivi un contrat signé le 10 février 2008, prévoyant la production de 120 épisodes de l’émission « Ahna Haka ». Le coût de production des 52 épisodes d’« Ekher Qarar » s’élevait d’après le contrat à 5,524 millions de dinars soit un coût unitaire de 87 mille dinars. Quant aux 120 épisodes d’« Ahna Hana », leur coût était évalué à 5,400 millions de dinars soit 45 mille dinars par émission. Grâce à « Ahna Haka », Cactus Prod a généré en 2008 un bénéfice de 3,226023 millions de dinars, tout en bénéficiant des services gracieux de la part de la télévision nationale dont le coût réel s’élevait à 1,585800 millions de dinars.

Extrait du rapport d’expertise

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Les coûts de l’émission AhnaHaka ont été si élevés que la télévision tunisienne s’est trouvée en grandes difficultés financières, comme le prouve la demande présentée par Rafaa Dkhil, ancien ministre des Communications, au ministère des Finances le 20 novembre 2008. Dkhil y demandait une rallonge au budget de la télévision de l’ordre de 4,7 millions de dinars pour payer la production des 120 épisodes de l’émission « Ahna Haka ».

Sur un autre plan, les transactions conclues en matière de troc de publicités (bartering) sont une part importante des pratiques corruptives dans ce dossier. Ces transactions, passés entre 2005 et 2010 ont porté sur quelques émissions, comme les saisons 2006 et 2007 de « Dilek Mlak », « Wahdek dhed 100 » et « Maktoub 1 » n’ont jamais fait l’objet d’un contrat entre les deux parties concernées. Les arrangements en question stipulaient que l’ANPA ainsi que la télévision nationale renonçaient, au profit de Cactus, à tous les revenus générés par la publicité diffusée durant leurs émissions. Ils permettaient également à Cactus de vendre un maximum de 16 minutes et demi de publicité par épisode. Mais l’accord n’a jamais été respecté, si bien que toutes les émissions concernées par ce contrat ont dépassé la durée maximum consacrée à la publicité. Ces activités ont généré quelques 22,214424 millions de dinars au seul profit de Cactus.

Extrait du rapport d’expertise

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L’influence de Belhassen Trabelsi et de son associé sur les annonceurs a contribué à la détérioration des recettes publicitaires de la télévision nationale. Cette influence est évoquée dans le témoignage de l’un des prévenus dans cette affaire, Moncef Gouja, qui a présidé l’Etablissement de la Radio et de la Télévision Tunisienne (ERTT) du 1er septembre 2007 au 6 juillet 2008. Il indique que « la société Cactus Prod et ses dirigeants sont derrière l’assèchement des ressources publicitaires de la télévision publique, jouant de leur influence pour obliger les annonceurs à diffuser leurs publicités durant l’émission « Ahna Haka ». Si bien que les annonceurs n’ont pas hésité lorsque l’émission a été prolongée de 25 nouveaux épisodes selon un accord de bartering ».

Tous au service de Cactus

Les récits des accusés et des témoins dans cette affaire permettent d’avoir une image assez nette des pratiques de la famille au pouvoir à l’époque, qui, pour faire main basse sur l’argent public et mettre les services publics sous leur botte, profitaient de l’autorité de Ben Ali, mettant à profit les ministres et secrétaires d’Etat, si bien que les administrations et les directions concernées se contentaient d’exécuter les ordres, normalisant ainsi le système de privilèges.

La télévision publique est ainsi devenue la vache à lait du gendre de Ben Ali et de son associé. Les contrats de production s’y signaient sans appel d’offre et sans la moindre concurrence, faisant fi de toutes les règles habituelles en matière de contrats publics. Par ailleurs, de nombreuses émissions produites n’ont pas été l’objet de contrats légaux. Enfin, de 2003 à 2010, la société Cactus a eu accès au matériel de la télévision publique, ainsi qu’à ses techniciens et agents. Cela lui a permis de dégager des bénéfices pouvant dépasser jusqu’à 62% le coût investi dans la production.

Cette carte blanche offerte à Cactus est le produit de l’intervention de Zinelabidine Ben Ali, à travers ses conseillers spéciaux Abdelwahab Abdallah et Mohamed Ghariani, bien qu’il lui soit arrivé d’appeler directement le directeur de l’ERTT ou le ministre des Communications pour leur demander de verser les sommes demandées par Cactus. A cet égard, le témoignage de Hedi Ben Nasr, président directeur général de la télévision tunisienne de 2005 au 26 juin 2009, indique qu’il a été invité le 21 Août 2008 à se rendre au bureau de Mohamed Ghariani, ministre-conseiller auprès de la présidence de la République en charge de l’Information, à Carthage. Ce dernier lui a rapporté les instructions de Ben Ali : « le président considère que la télévision est sa propriété et suit avec attention toutes les émissions et toutes ses opérations avec ses fournisseurs, en particulier celles de Cactus Prod de son gendre Belhassen Trabelsi ». Dans la même veine, le témoignage du directeur l’ANPA en 2003, Ibrahim Fridhi, indique qu’Abdelwahab Abdallah en personne a poussé vers la signature du premier contrat entre l’ERTT et Cactus, afin de produire l’émission « Akher Qarar », à l’époque où il était porte-parole de la présidence de la République.

Bien que les témoignages des anciens responsables de la télévision montrent assez nettement une volonté de se départir d’une quelconque responsabilité dans l’affaire, ils reflètent malgré tout une partie de la réalité des trafics d’influence qui avaient court sous l’ancien régime, permettant à certains de devenir riches, simplement du fait d’un partenariat avec les Trabelsi. Mais la révolution a-t-elle permis de rompre avec ces pratiques, ou cette réalité s’est-elle reformée de nouveau à travers de nouveaux contenus et de nouveaux acteurs qui ont remplacé les Trabelsi ? A cette question, la réponse sera donnée dans la deuxième partie de l’enquête.