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Quatre ans après, les médias tunisiens ne sont toujours pas sortis de l’ornière. L’épreuve des premières élections libres a montré que les journalistes tunisiens ont du mal à se défaire de la propagande et de la connivence volontaire. Le droit à l’information du citoyen a été, ainsi, submergé par le bruit et la fureur d’une bipolarisation annoncée. Mais la remise en cause de l’ordre ancien ne va pas de soi dans un contexte caractérisé par des violences contre les journalistes et un cadre légal bancal. De plus, la difficile fondation enclenchée par le régulateur a été contrariée par un dispositif légal inadéquat au vu de la déferlante des dépassements enregistrés.

L’épreuve commence, donc, lorsque la Haica mène dans un quasi-silence médiatique la bataille de la constitutionnalisation de l’instance de régulation de l’audiovisuel en janvier 2014, suivie par l’élaboration des Cahiers des charges relatifs à l’audiovisuel privé et associatif, la nomination des responsables de la radio et de la télévision publiques, et la mise en place d’un service de monitoring des contenus audiovisuels.

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Le régulateur, cet usurpateur ?

D’emblée, cette mise en branle du processus s’est heurtée à des résistances, à commencer par celle de l’Exécutif. Puis, à mesure que les échéances électorales approchaient, le front du refus s’élargissait et se renforçait. Aidés par les médias réfractaires à la régulation, des leaders politiques se sont relayés, les uns par inadvertance, d’autres en connaissance de cause pour réciter les éléments de langages concoctés par le STDM “la menace que font peser les Cahiers des charges” sur le pluralisme des médias. De son côté, le redoutable Syndicat tunisien des directeurs de médias s’est fermement positionné contre ce nouveau contrat médiatique, allant jusqu’à porter l’affaire devant la justice. Membre de ce syndicat, NessmaTV a mené un battage médiatique qui restera, sans aucun doute, dans les annales du journalisme, comme l’exemple type de la collusion entre médias et politiques. A l’autre versant idéologique, des chaînes proches du mouvement d’Ennahdha, comme ZitounaTV, propriété d’Oussama Ben Salem, membre du Conseil de la Choura, n’ont pas non plus épargné le régulateur. Cette campagne a été dénoncée par La Coalition civile pour la défense de la liberté d’expression qui a pointé « le danger qui plane sur le paysage audiovisuel en Tunisie, à la suite de la création de plusieurs « médias hors la loi » dont les propriétaires sont « des hommes d’affaires très actifs sur la scène politique » ».

S’il est attendu, en temps de transition, que le régulateur soit perçu comme un « usurpateur » par le pouvoir et le patronat, en revanche, l’hostilité de ses « partenaires naturels », que sont les journalistes, a de quoi étonner. D’autant que le décret-loi 115, qui consacre notamment les droits des journalistes, n’est ni défendu ni appliqué par les journalistes, posant la question du silence de ces derniers sur ce qui touche à leur déontologie. C’est ce qui explique, sans doute, l’émergence d’une caste d’animateurs-buzzeurs officiant en prime time dans des émissions à faible teneur journalistique. L’infotainment a, ainsi, occulté les débats de fond, multipliant les dérapages et mettant le public à la hauteur de ses instincts. Pendant que les journalistes, eux, se rangeaient du côté des patrons et des officiels concernant des sujets aussi sensibles que le terrorisme ou l’extrémisme religieux.

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Dénis et dissensions au sein de la profession

Par ailleurs, il semble que le lourd héritage de la répression n’a pas encore été soldé en continuant à nourrir les dénis et les dissensions au sein des structures professionnelles, maintenant des conditions délétères dans les rédactions, notamment celles du service public.

Le 3 mai 2014, à l’occasion de la journée mondiale de la liberté de la presse, le SNJT présentait son rapport sur les libertés. Un bilan peu reluisant y détaille les maux qui sapent la transition médiatique : terrorisme, instrumentalisation politique, opacité des dispositifs gouvernementaux, abus des patrons, argent sale et paupérisation des journalistes. Marquant le premier anniversaire de la Haica, ce bilan augurait des ennuis à venir. Déjà, dans un communiqué émis la veille, un groupe d’ONG et d’organisations avaient appelé « toutes les parties prenantes concernées à unifier les efforts pour préserver cette instance indépendante de régulation, et la mettre à l’abri des intérêts politiques, économiques et médiatiques particuliers ». L’association Nawaat avait estimé, de son côté, que « l’indépendance de la HAICA, aussi bien du pouvoir politique que de celui des patrons de chaînes de radios et de télévisions, relève de la même importance que celle de l’indépendance de la Cour constitutionnelle ».

Début septembre, sur les 70 candidatures déposées auprès de la Haica, 27 radios et télévisions privées et associatives obtiennent leurs licences de diffusion. Une dizaine de médias audiovisuels n’ont pas voulu se conformer aux Cahiers des charges en refusant de déposer leurs candidatures. D’autres, comme EttounsiyaTV, JanoubiaTV et ZitounaTV, ont été exclues d’office, car dérogeant à l’article 9 des Cahiers des charges qui stipule que l’institution médiatique ne doit pas être « gérée par un responsable, un leader ou le membre d’une structure, dans un parti politique ».

Les synergies générées par ces associations contre-nature allaient inévitablement dégénérer en conflits d’intérêts, dès lors qu’il s’est agi d’informer l’électorat sur les actions de leurs élites politiques. Comme en témoignent les rapports de la Haica sur le pluralisme politique, pour les élections législatives et présidentielles, les médias audiovisuels ont dans l’ensemble participé à attiser la tension entre les candidats, allant même jusqu’à la désinformation. Plus encore, la presse a pris un dangereux tournant en se berlusconisant et en s’enlisant dans la connivence volontaire. L’illusion du pluralisme est donc vite tombée ! En l’occurrence, on s’étonne que l’ISIE n’ait publié aucun rapport concernant le monitoring de la presse écrite et des médias électroniques dont elle a la charge.

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En attendant la prochaine Haica…

Enfin, il est clair que la cascade de sanctions infligées par la Haica n’a pas rebuté les médias hors la loi. Et les membres de l’Instance l’ont affirmé, haut et fort, dès le premier rapport sur le pluralisme. D’autant qu’en empiétant sur les prérogatives de la Haica, notamment concernant les sondages sortis des urnes, l’Isie a démontré sa méconnaissance du domaine journalistique.

Au-delà, toutes ces carences ne démontrent-elles pas, in fine, que « l’aspect le plus insidieux réside (également) dans l’enracinement d’une tradition, à présent cinquantenaire, qui a fait peu de cas des violations des règles qui régissent le secteur de l’information », et que « c’est cette tradition qui a, entre autres, moulé le degré de tolérance sociale desdites violations de la loi et de l’éthique » ? Mais l’éthique, la rigueur, l’indépendance, la déontologie sont-elles possibles sans la prise en compte des facteurs économiques, ainsi que des conditions matérielles des journalistes?