Depuis quelques mois, les consommateurs de cannabis font face à une nouvelle vague de répression, accompagnée de violations à grande échelle de l’intégrité physique des personnes arrêtées et de leurs droits à une justice équitable. Les grands dealers bénéficient, quant à eux, de l’impunité, alertent Nawres Zoghbi Douzi, coordinatrice de l’Alliance pour la Sécurité et les Libertés (ASL) et Wael Zarrouk, du collectif de défense de la légalisation du cannabis. Ces représailles ciblant essentiellement les consommateurs « c’est du jamais vu depuis l’époque de Ben Ali », lâche Zarrouk.
Les gens sont coffrés pour la simple détention d’une feuille à rouler ou d’un filtre en carton (cala) dans un paquet de cigarettes, fait savoir la représentante d’ASL. Cette alliance regroupe plusieurs organisations de la société civile travaillant pour la défense des droits humains. Elle offre une aide juridique aux personnes détenues abusivement en vertu de la loi 52 de 1992 relative aux stupéfiants.
Cette campagne de « lynchage » des consommateurs touche toutes les catégories sociales. Et elle n’exclut pas non plus les jeunes ayant un casier judiciaire vierge, souligne Zoghbi Douzi. L’ASL prend en charge des inculpés âgés entre 16 et 35 ans, et qui n’ont pas les moyens d’avoir un avocat.
Les abus policiers
Les arrestations entraînent dans leur sillage un lot de violences policières. Elles surviennent à la suite de fouilles arbitraires sur la voie publique. Les policiers font aussi des descentes dans les maisons. « Le contrôle au faciès à l’égard de certains jeunes suffit parfois à fonder une présomption de culpabilité suivie d’une incarcération », dénonce la représentante de l’ASL.
Le décret-loi 54 relatif à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication a ouvert une brèche à davantage de dépassements policiers. « Ces derniers saisissent les téléphones des personnes suspectées pour chercher à les inculper », révèle Zoghbi Douzi.
Et d’ajouter : « nous essayons d’assurer la présence d’un avocat lors de la garde à vue non seulement pour faire respecter les procédures ordinaires mais aussi pour qu’on puisse protéger les personnes arrêtées des potentielles agressions policières lors de la garde à vue. On veut aussi éviter qu’on fouille dans leur téléphone ». D’autres abus sont susceptibles d’être commis lors de la garde à vue.
« On a eu des personnes victimes de délit de faciès qui ont été accusées de vendre du cannabis alors qu’elles avaient juste quelques joints dans leur paquet de cigarettes. On leur a attribuées des quantités de cannabis qui avaient déjà été saisies ».
Contactés par Nawaat, les services des douanes n’ont pas répondu à notre demande d’information concernant les quantités du cannabis saisies annuellement.
Promulguée sous l’ère Ben Ali, la loi 52 prévoit une peine minimale d’un an de prison pour détention et consommation de stupéfiants. Ce texte a été appliqué même après la révolution, provoquant une mobilisation visant à l’abroger.
Il a fallu attendre l’année 2017 pour que cette loi soit en partie réformée. L’amendement de la loi 52 a permis aux magistrats de prendre en compte les circonstances atténuantes, chose qui n’était pas prévue dans la version initiale. Ce pouvoir discrétionnaire accordé aux magistrats permet de remplacer la peine de prison par un éventuel sursis ou une amende. Le but étant d’éviter la case prison et par ricochet de ruiner l’avenir des personnes accusées d’avoir consommé une drogue.
Sous le règne du président de la République Kais Saied, l’Etat policier semble renaître de ses cendres. Le chef de l’Etat a martelé à maintes reprises la nécessité de lutter contre la consommation et le trafic des stupéfiants. Wael Zarrouk comme Zoghbi Douzi expliquent ce retour à la répression par la position du chef de l’Etat concernant la consommation des stupéfiants.
Lors d’une entrevue avec le ministre de l’Intérieur Kamel Fekih, le 26 octobre dernier, le chef de l’Etat a insisté sur la nécessité de lutter contre le trafic des stupéfiants en incitant à la multiplication des patrouilles sur l’ensemble du territoire. Cet appel a été réitéré le 6 novembre dernier lors de sa rencontre avec ledit ministre, Hassine Gharbi, le directeur général de la Garde nationale, et Mourad Saïdane, le directeur général de la sûreté nationale.
« On prend toujours pour prétexte la lutte contre la criminalité pour mener la chasse aux consommateurs. Ce sont toujours eux qui en payent le prix. A-t-on vu réellement des arrestations de grands dealers ! », s’emporte Zarrouk.
Une jeunesse sacrifiée
Les magistrats participent eux aussi à cette politique répressive. Après l’amendement de 2017, ils sont devenus « plus souples » avec les consommateurs de cannabis lors de la mise en application de la loi 52, notamment les lycéens et étudiants, relève la coordinatrice de l’ASL.
Cette souplesse n’est plus à l’ordre du jour parmi les magistrats. A commencer par les procureurs de la République qui mettent systématiquement les suspects en détention préventive, constate-t-elle.
Pourtant la loi est claire. Selon l’article 84 du Code de procédures pénales, la détention préventive est une mesure « exceptionnelle ». Elle doit être justifiée par des impératifs majeurs énoncés explicitement dans l’article 85 du même code. Cette mesure doit ainsi être motivée. Or ce n’est souvent pas le cas et les accusés passent systématiquement par la case de la détention préventive.
Et la case prison, notamment pour les jeunes, est plus un outil d’oppression que de prévention de la délinquance. « On détruit l’avenir de jeunes gens en les laissant croupir dans des maisons d’arrêt bondées. Nos prisons sont loin d’être des endroits de réinsertion pour les jeunes mais plutôt d’apprentissage de toutes sortes de délinquance », déplore la représentante de l’ASL.
Porté par une partie de la jeunesse au pouvoir, Kais Saied se targue d’être proche de cette frange de la population, leur promettant une vie digne, à l’abri des injustices les mettant à la marge de la société. Une rhétorique qui s’avère trompeuse. Etant donné le nombre important de consommateurs de cannabis parmi les jeunes, ce sont ces derniers qui seraient les premières victimes de cette répression.
En effet, la prévalence de la consommation du cannabis chez les jeunes âgés de 15 à 17 ans était de 1.5% en 2013. Elle a atteint 7.9% en 2021, d’après l’enquête nationale MedSPAD III. Publiée en 2023, cette étude a été effectuée auprès de 7565 élèves scolarisés dans des établissements publics et privés répartis sur 24 gouvernorats. Ces chiffres ne reflètent pas l’ampleur de la consommation de cette substance, relève un ancien dealer de cannabis de quartier contacté par Nawaat. L’engouement pour ce produit serait beaucoup plus important.
« En une seule journée, j’écoulais 25 grammes de cannabis ». Et ce n’est pas difficile de s’en procurer. « C’est comme si tu faisais tes courses dans une grande surface, tu achètes et tu pars ». Cette quantité lui coûtait environ 750 dinars et lui rapportait plus de mille dinars. Ce petit dealer s’est lancé dans le commerce du cannabis pour rassembler la somme nécessaire à son projet d’immigration. Il fait savoir que le prix de vente n’est pas le même. La composition du produit vendu diffère aussi.
Priorité au contrôle de la composition du produit
La consommation de toutes les drogues augmente mais le cannabis ne doit pas être mis sur le même pied d’égalité que les autres substances dites dures, plaident les défenseurs de la dépénalisation de la consommation du cannabis. « En consommant du cannabis, on ne se met pas à voler ou à braquer des gens. C’est une idée reçue qui fausse la façon d’appréhender cette question », souligne Wael Zarrouk.
Pour lui, la dépénalisation de la consommation du cannabis entraînera un meilleur contrôle de la composition de ce produit. Elle pourrait également permettre d’endiguer les réseaux des trafiquants, plaide-t-il.
Président de la Société Tunisienne d’Addictologie (STADD), le docteur Nabil Ben Salah abonde dans ce sens lors d’une interview avec Nawaat. D’après lui, une éventuelle dépénalisation doit s’accompagner d’un ensemble de mesures, notamment un accès aux soins pour les gens qui ont sombré dans l’addiction. Le contrôle de la pureté du cannabis en vente fait aussi partie des enjeux de la dépénalisation. Actuellement, il y a toutes sortes de substances vendues qui sont plus ou moins chimiques. Les produits chimiques servent à rendre le poids du produit plus important pour le vendre plus cher, relève Ben Salah. « Mais l’option de la dépénalisation semble pour le moment non applicable. L’Etat peine à contrôler les circuits et la consommation de produits vendus légalement, en l’occurrence le tabac et l’alcool », estime le représentant de la STADD.
Pour le moment, c’est l’approche répressive qui prévaut. Les débats sur ces aspects relatifs à la santé public et à la paix sociale ne sont plus d’actualité. Entre-temps, la contrebande du cannabis est florissante. Quant aux consommateurs, ils sont de plus en plus nombreux. Et les voix qui se sont longtemps élevées pour mettre sur la table cette question se font plus discrètes. Les enjeux autour de la dépénalisation du cannabis, comme autour d’autres sujets de société, sont relégués au dernier plan.
« La peur est revenue. Les gens osent de moins en moins en parler. Et c’est compréhensible quand on voit des personnes arrêtées en vertu du décret-loi 54 pour avoir exprimé une opinion », concède Zarrouk.
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