La condamnation de trois jeunes à 30 ans de prison pour consommation de cannabis dans un lieu public par le tribunal de première instance du Kef le 21 janvier a fait scandale.  Le débat sur la loi 52 de 1992 relative aux stupéfiants a été relancé. Et il se prolongera puisque la date de l’audience en appel des trois jeunes du Kef a été fixée pour mardi 16 février.

Promulguée sous l’ère Ben Ali, cette loi prévoit une peine minimale d’un an de prison pour détention et consommation de stupéfiants. Ayant servi à brider la jeunesse, cette loi a été appliquée même après la révolution, provoquant une mobilisation visant à l’abroger.

Après l’amendement, kif-kif ?

Il a fallu attendre l’année 2017 pour que cette loi soit en partie réformée. L’amendement de la loi 52 a permis aux magistrats de prendre en compte les circonstances atténuantes, chose qui n’était pas prévue dans la version initiale. Ce pouvoir discrétionnaire accordé aux magistrats permet de remplacer la peine de prison par un éventuel sursis ou une amende. Le but étant d’éviter la case prison et par-ricochet de ruiner l’avenir des personnes accusées d’avoir consommé une drogue.

Depuis cette réforme, des changements ont-ils eu lieu dans la pratique ? Pas vraiment, selon Marie-Caroline Motta, la coordinatrice de projet, chargée de la thématique détention de la section tunisienne d’Avocats Sans Frontières (ASF). « Sur le papier, la réforme était bien mais dans les faits, il n’y a pas eu de changements majeurs », affirme-t-elle à Nawaat.

Pour l’avocat Ghazi Mrabet, du collectif #AlSajin52, certes les condamnations sont toujours prononcées en vertu de la loi 52 mais l’amendement a permis « de sauver des milliers de personnes de l’emprisonnement puisque pratiquement la plupart des accusés sont condamnés à une peine de prison avec sursis et une amende ou bien l’une de ces peines », se félicite-t-il. D’après l’avocat, la condamnation récente à 30 ans de prison est « exceptionnelle ».

Selon les statistiques communiquées par le Comité général des prisons et de la rééducation (CGPR) à ASF, 7998 condamnations ont été prononcées dans des affaires liées aux stupéfiants de 2017 jusqu’au 4 mars 2019.

La stigmatisation toujours de mise

L’amendement de 2017 a permis d’individualiser les peines selon la situation de l’inculpé. Cependant, « dans les faits, l’individualisation de la peine a contribué à renforcer les inégalités sociales en sanctionnant différemment les infractions selon le profil de l’accusé », déplore Motta.

En effet, l’article 54 du Code des procédures pénales octroie aux magistrats la possibilité de lancer une enquête sur la personnalité de l’inculpé et sa situation socio-économique et psychologique afin de rendre un jugement plus adapté.  « Or, ces enquêtes sociales pré-sentencielles ne sont quasiment jamais réalisées en Tunisie. Lorsqu’elles sont mises en œuvre, elles le sont de l’initiative de l’avocat de l’inculpé, dans des conditions matérielles précaires et dans un temps particulièrement réduit », dénonce un rapport élaboré par ASF, la Société Tunisienne d’Addictologie (STADD), l’Association Tunisienne de Défense des Libertés Individuelles (ADLI) et l’association By Lehwem, datant du 4 février.

Selon ce rapport, le profil des inculpés est relativement homogène avec une moyenne d’âge de 26 ans. Ils sont pour la plupart issus d’un milieu socio-économique démuni. Le ciblage des inculpés commence dès l’arrestation. « Dans la quasi-totalité des affaires observées, soit 97,62% des 168 cas, les arrestations surviennent à la suite de fouilles arbitraires et illicites sur la voie publique. Cette pratique, qui s’apparente à un « délit de faciès » à l’égard des jeunes de certains quartiers, suffit parfois à fonder une présomption de culpabilité suivie d’une incarcération », indique le policy brief. Cette catégorie ne bénéficie pas des mêmes chances pour un procès équitable au regard de leur précarité et de leur ignorance de leurs droits. Leur calvaire se poursuit ensuite lors du passage devant un juge. « Le tribunal constitué pour entendre leur affaire n’est pas toujours impartial. Il procède la plupart du temps à un jugement expéditif en leur défaveur », dénoncent les organisations signataires.

Usage abusif de la détention préventive

Même sans être condamné à une peine de prison, l’accusé n’échappe pas à la détention préventive. Cette mesure est utilisée de manière abusive, alerte la représentante d’ASF. Selon l’article 84 du Code de procédures pénales, la détention préventive est une mesure « exceptionnelle ». Elle doit être justifiée par des impératifs majeurs énoncés explicitement dans l’article 85 du même code qui dispose que « l’inculpé peut être soumis à la détention préventive (…) toutes les fois qu’en raison de l’existence de présomptions graves, la détention semble nécessaire comme une mesure de sécurité pour éviter de nouvelles infractions, comme une garantie de l’exécution de la peine ou comme un moyen d’assurer la sûreté de l’information ». Cette mesure doit ainsi être motivée. « Or ce n’est souvent pas le cas et les accusés passent systématiquement par la case de la détention préventive », fustige la coordinatrice de projet à ASF. Et il en découle une surpopulation carcérale.

Ce constat est confirmé par Ghazi Mrabet. « Comparaitre libre dans des affaires liées aux stupéfiants est rare », nous confie-t-il. L’avocat rapporte le cas de nombreux accusés qui se croient tirés d’affaire en communiquant l’identité de leur dealer. « Mais un dealer est difficile à arrêter par la police et en attendant son arrestation et sa confrontation avec l’accusé, ce dernier croupit quand même en prison ».

Selon les statistiques communiquées par le Comité général des prisons et de la rééducation (CGPR) à ASF, plus de la moitié des personnes en détention l’étaient au titre d’une détention préventive (51% en 2017, 52,83% en 2018 et 61,93% à la fin 2019). Dans les affaires relatives à la consommation et au trafic de stupéfiants, ils étaient 2504 personnes à être détenues à titre préventif jusqu’au 4 mars 2019 (pour un total de 22999 prisonniers), dont 60% pour consommation.

Afin d’enrayer les dommages causés par le recours liberticide à la détention préventive, Maître Mrabet comme Motta plaident pour la suppression de toutes les peines privatives de liberté énoncées dans la loi 52. « L’abrogation de la peine de prison permet d’évacuer d’emblée la question de la détention préventive », souligne la coordinatrice de projet à ASF. Même son de cloche du côté de l’avocat. « En attendant un éventuel débat sociétal sur la consommation du cannabis, il est urgent de suspendre les peines de prison d’autant plus que cette mesure pourrait être actée dans de brefs délais par l’ARP », plaide-t-il.

Nécessaire décriminalisation de la consommation

Une refonte de la loi est donc nécessaire en raison des amalgames qu’elle suscite. Le législateur et les juges ne différencient pas ainsi les drogues dures des drogues douces. La consommation va de pair avec la détention, relève Mrabet. « Une personne fumant un joint dans un lieu public est ainsi assimilée à une personne en possession de kilos de cocaïne, les deux risquent une peine de 30 ans de prison », fustige-t-il.

Les organisations signataires du policy brief précité plaident pour la décriminalisation de la consommation de stupéfiants afin d’endiguer les effets du processus d’incrimination. La dépénalisation est aussi revendiquée pour retirer aux juges la possibilité de prononcer une peine de prison. La troisième option évoquée est la déjudiciarisation visant à recourir à des peines non pénales alternatives en faisant appel par exemple « à un traitement social ou communautaire pour le consommateur ».

Ils rappellent également que la commission chargée de la réforme du Code de procédure pénale au sein de l’ARP avait proposé la suppression du recours quasi systématique à la détention préventive et la mise en place d’alternatives à la détention préventive comme la libération sous caution ou la surveillance électronique. « Les associations ou des structures déjà existantes issues de la société civile peuvent compléter l’action du service public en fournissant des services de prise en charge et d’encadrement des toxicomanes. Sans l’appareillage – coûteux, mais bien moins coûteux que la prison – de la justice et sans la contribution bénévole de la société civile, les mesures en milieu ouvert resteront lettre morte dans une loi réformée, certes, mais inefficace », plaident ces organisations.

Selon ces ONG, la consommation des drogues en Tunisie est un problème de santé publique et non une infraction pénale. Cette approche préconise donc une dissociation entre la consommation, le trafic et la production de stupéfiants. D’autant plus que la voie pénale a montré ses limites. « Les statistiques disponibles montrent que la majorité des condamnés pour des infractions liées à la consommation de stupéfiants tombent à nouveau dans la récidive. Il en ressort que l’augmentation du prononcé des mesures alternatives risque in fine de contribuer à l’augmentation du nombre d’entrées en détention, par effet de ricochet », fait savoir le Policy brief.

Suite à la levée de boucliers suivant la condamnation des deux jeunes à 30 ans d’emprisonnement, le chef du gouvernement, Hichem Mechichi, est intervenue le 1er février, pour souligner qu’il « faut réviser la loi 52 ». « Il est excessif qu’un jeune soit condamné à 30 ans de prison pour la consommation d’un stupéfiant », a-t-il martelé. Le gouvernement prépare une nouvelle initiative législative pour réviser la loi 52 relative à la consommation de drogue afin d’assouplir les peines, a fait également savoir Moez Lidinallah Mokaddem, chef du cabinet de Hichem Mechichi.