Créer de l’empathie envers une personne qui veut changer de sexe. Bien avant le film controversé d’Abdelhamid Bouchnak « L’aiguille », traitant de l’androgynie, était paru un roman d’une intelligence folle sur le même thème : « La lectrice de la rue Dabaghine ». Ce livre audacieux est actuellement dans la première sélection du Booker Prize, un prix littéraire très prisé, récompensant des romanciers arabes.

« La Ligue des écrivains fantômes »

Comme l’indique le titre du roman, l’action se situe dans une artère populaire où ont flâné tant de lecteurs, de lectrices, d’apprenti écrivains et même d’auteurs confirmés : la rue Dabaghine. Après avoir été investie au moyen-âge par les tanneurs, les dabaghine du titre, on y trouve aujourd’hui une confrérie miraculeuse de bouquinistes exposant des livres de qualité, à bas prix. Dans ce quartier hors du temps, survivant à tous les cataclysmes, la littérature universelle est accessible à tous, loin des prix exorbitants des libraires du centre-ville. Ce qui en fait un haut lieu de toutes les fantaisies littéraires, qu’investit en connaissance de cause « La lectrice de la rue Dabaghine ».

Rue dabbaghine tunis

C’est dans deux immeubles délabrés de cette rue proche de la médina de Tunis que Nouri et Leila, un couple d’anciens bouquinistes, gèrent la Ligue des Ecrivains Fantômes. Le premier est le fondateur de cette résidence d’écriture pas comme les autres, la deuxième est sa lectrice et sa secrétaire.

Le concept de cette drôle d’organisation consiste à héberger et rétribuer des personnes qui voudraient écrire des œuvres sous divers pseudonymes. D’où « les écrivains fantômes », c’est-à-dire des rédacteurs anonymes ou « des nègres » comme on les appelait autrefois. Il s’agit de vendre sa plume à des personnalités médiatico-politiques en mal d’inspiration. Ou bien tout simplement à écrire sur un sujet tabou que personne n’a osé aborder auparavant. Le but étant bien sûr de vivre de sa plume.

La couverture du roman « La lectrice de la rue Dabaghine » – Sofiane Rjab, Tunis 2023

Ainsi cette ligue arrive à faire des profits en offrantses services à « d’anciens prisonnier politiques », « des hommes politiques impliqués dans des affaires de corruption avec le régime Ben Ali » et « des maisons d’éditions qui voudraient faire croire aux lecteurs qu’elles sont tombées sur des manuscrits rares d’auteurs dont les livres ont brulé au moyen-âge ». Le dispositif est d’un cynisme absolu mais Nouri, le directeur, tempère : cela permet surtout aux romanciers confirmés d’écrire sur des sujets interdits, tout en évitant de se coltiner les polémiques stériles et les lynchages médiatiques.

Cette entreprise florissante a commencé ses activités sous l’ère de Ben Ali, véritable symbole de la falsification de l’histoire. Et elle va se poursuivre durant les années troubles de l’après révolution, marquées par l’émergence d’une nouvelle classe politique tout aussi faussaire que la précédente.

L’identité sexuelle comme problème social

En 2013, année où se passe l’essentiel de l’action, la Ligue des Ecrivains Fantômes va accueillir deux écrivains, Nasser et Mariem, qui vont détraquer cette mécanique bien huilée. Les deux sont liés par un secret relatif au changement de sexe, qu’on ne divulguera pas ici. De ce fait, un jeu d’écho entre les quatre personnages va se mettre en place, qui ne délaisse jamais le cœur du récit, à savoir une plongée dans la conscience d’Ibrahim, un Tunisien qui veut devenir une femme. C’est que l’écriture ici n’est pas un acte stérile qui tourne à vide. Au contraire, il s’agit de placer le problème de l’identité sexuelle au cœur de l’engagement littéraire. Un coup de force, en somme.

Dans le cadre de ce vaste projet, un véritable laboratoire narratif se met en place. L’écriture dans l’écriture prolifère pour raconter des identités brisées, s’entrechoquant dans une société où la communication est en panne. Un work in progress thérapeutique où les personnages se structurent individuellement par l’écriture. Un monologue décisif nous plonge, par exemple, dans la conscience d’Ibrahim, tourmentée par une injustice insupportable: être enfermé dans un corps qui s’oppose totalement à son identité sexuelle profonde. Sans parler des agressions que celui-ci doit endurer à cause de son physique : répression policière, moqueries, agressions physiques…

Le pouvoir de la fiction

L’ironie, c’est que Sofiane Rjab, à l’opposé des écrivains fantômes qu’il a inventés, signe de son vrai nom. Après « L’usine de chaussures américaines », le romancier et poète quadragénaire conçoit une célébration courageuse de l’imagination littéraire et de la liberté qu’elle peut encore apporter à une humanité figée dans ses certitudes.

Si « La lectrice de la Rue Dabaghine » raconte un thème difficile, nous sommes malgré tout immergés dans un monde magique et attachant. Comme dans les romans de Carlos Luis Zafón, l’enchantement littéraire est toujours au détour d’une rue sordide ou d’un évènement traumatisant. Aucun misérabilisme, aucun racolage dans cette œuvre qui fait de l’écriture une arme essentielle pour affronter un monde hostile : Comment écrire sur soi ? Comment écrire sur les autres ? Quelle éthique adopter face à une thématique aussi difficile ? La fiction peut-elle pallier la réalité ? Les questions se succèdent, sans marteler de vérités absolues. Lieu de toutes les métamorphoses, « La lectrice de la Rue Dabaghine » est l’un des romans tunisiens les plus maîtrisés de ces dernières années.

Le 14 décembre dernier, le livre a été sélectionné, parmi 15 romans, dans la première liste du prestigieux International Prize for Arabic Fiction. Fondé en 2007, ce prix est l’équivalent arabe du Booker Prize britannique ou du Goncourt français. Un choix novateur pour une liste très attendue dans tous les pays arabes, prévoyant 50.000 dollars cash de récompense pour le livre gagnant. Malgré l’aspect luxuriant de cet évènement géré essentiellement par l’émirat d’Abu Dabi, force est de constater qu’un pan de l’art mainstream tunisien est en train de dépoussiérer radicalement la représentation des problèmes sociaux dans le monde arabe.