« Ces choses-là ne se passent qu’en Amérique et dans les films hollywoodiens », constate un personnage d’Al Ikhtifa, La Disparition, le nouveau livre de Tarek Chibani. Le clin d’œil a le mérite de décrire l’étrangeté surnaturelle des évènements du roman, tout en situant celui-ci dans le paysage littéraire tunisien. Car cette histoire de disparition progressive de la population d’une cité imaginaire appartient à un genre très peu investi chez nous : la science-fiction.

Un roman atypique

Malgré l’existence de quelques tentatives remarquées comme Ghar Djin de Hédi Thabet (1999) et Miroir des heures mortes de Mustapha Kilani (2004), on ne peut pas dire que l’histoire de la science-fiction made in Tunisia soit très riche. Ce genre, florissant à partir du 19e siècle, après la révolution industrielle européenne, a constitué le lieu de la critique d’une modernité technique que les pays arabes et maghrébins n’avaient pas encore embrassée. A partir des années 1980, c’est essentiellement l’Egypte qui devient le grand pôle de la science-fiction en langue arabe, avec les centaines de livres de poche de Nebil Farouk et de Khaled Ahmed Tawfik, deux auteurs qui ont bercé des générations entières de lecteurs et de lectrices. Parmi eux, il y a Tarek Chibani, 49 ans, dont La Disparition est le cinquième roman en langue arabe et la première incursion dans le genre.

« Comme la plupart des gens de ma génération, je me suis passionné, à un certain moment, pour les écrits de ces deux-là. Mais plus tard, je me suis aussi passionné pour ceux de Stephen King et quelques écrivains français. Chez les Tunisiens, je me rappelle de Ghar djinn de Hédi Thabet, qui était vraiment excellent. Ce type de littérature me captivait. Ensuite j’ai davantage aimé la science-fiction sur les écrans de cinéma. Au final, j’ai écrit ce roman en réponse à une vieille envie qui m’avait accompagné pendant des années de lecture et de visionnage », nous confie cet auteur tunisien résidant en Allemagne, dont le premier roman est paru en 2008.

Dans la multitude des mondes explorés tout au long de l’histoire de la science-fiction, en Occident et ailleurs, La Disparition se veut un roman atypique. Dès les premières pages, « la ville », une métropole qu’on devine maghrébine, est confrontée à un phénomène affolant : des citoyens disparaissent, organiquement engloutis devant les yeux sidérés de leurs proches. Seules subsistances de leurs vies : leurs habits. Sur cette trame assez classique, viennent se greffer plusieurs éléments monstrueux, comme ces créatures maléfiques qu’on ne révélera pas et dont la présence, sournoise et silencieuse, s’apparente plus à la pandémie qu’au monstre sanguinaire. Ou comme ces islamistes radicaux qui tentent de sauver la population de ce qu’ils considèrent comme une malédiction divine.

Fiction fantastique donc, doublée d’un thriller médical, à quoi vient s’ajouter, pour compliquer le tout, une enquête policière.

Un imaginaire qui scrute notre société

Ces dix dernières années ont vu débarquer dans les pays arabes des œuvres de science-fiction angoissantes et pessimistes : en 2013, Frankenstein à Bagdad, d’Ahmed Saadawi, imaginait la résurrection du monstre de Mary Shelley dans la capitale irakienne, à partir de morceaux de cadavres retrouvés sur les lieux des attentats-suicide. En 2014, Otared de Mohammed Rabbie peignait une Egypte futuriste, bien loin de l’enjolivement du discours officiel. Tarek Chibani s’inscrit volontiers dans cette noirceur, lorsqu’il imagine que les disparitions répétées deviennent tellement perturbantes que « la ville » finit par être bouclée par l’armée et la police, complétement dépassées par les évènements. Les habitants vont ainsi se retrouver enfermés dans cette prison à ciel ouvert, sans aucune liaison avec le monde extérieur. La solution répressive, la plus facile en l’occurrence, intervient sans fondement logique et en violation de toutes les lois en vigueur.

« Nous ne sommes pas loin de la Tunisie », remarque Tarek Chibani. A partir de là, les arcs narratifs mettent le doigt sur la notion de citoyenneté, ou comment les habitants d’une ville deviennent, en très peu de temps, des étrangers dans leur propre pays. L’objectif de l’auteur étant d’utiliser plusieurs phobies réelles comme la pandémie, le terrorisme, le franchissement clandestin des frontières, pour construire un univers paranoïaque où tout devient suspect. Ainsi, la société tout entière prend une dimension absurde, dans des situations que l’humour noir du romancier contribue à étirer.

« J’aime le style ironique, surtout quand il s’agit des sujets les plus sérieux ». Milan Kundera parle de “cette capacité à toucher aux choses avec légèreté et à leur donner un double sens“, nous explique ce professeur de philosophie qui arrive à conférer à sa scène finale, digne d’un space opera, un étonnement philosophique à la fois glaçant et drôle.

Quel avenir pour la science-fiction ?

En Tunisie, les fictions manquent, pour nous décrire l’avenir de l’encombrement technologique actuel (réseaux sociaux, intelligences artificielles, surveillance policière accrue…). Dans un esprit de rupture, Pop Libris, la maison d’édition qui a sorti La Disparition, a été très attentive à ce manque depuis sa création en 2013. Atef Attia, l’un de ses cofondateurs, assure qu’avant sa création, la science-fiction était encore considérée comme un genre peu digne d’intérêt dans nos contrées.

« Pop Libris a été créée à cause d’un constat. Mon associé, Sami Mokadem, et moi étions friands de romans de science-fiction mais aussi de fantasy et de polars, témoigne-t-il. Mais nous ne trouvions pas cela en Tunisie. Cela nous étonnait. Plus tard, en tant qu’auteurs, nous avions écrit des romans que nous avions envoyés à des maisons d’éditions tunisoises. La réponse était systématiquement : “On ne sait pas quoi en faire ?“ ».

C’est ainsi que ce duo s’est lancé dans cette aventure éditoriale, en arabe et en français, décidé à combler un vide et à injecter du sang neuf à un monde littéraire de plus en plus « vieux ». « Notre vocation était de travailler avec de nouveaux auteurs. Nous lisions les manuscrits de personnes qui n’ont jamais publié et qui ne connaissent personne dans le milieu littéraire », reconnait celui qui a fini par publier ses œuvres dans sa propre maison d’édition, en soulignant que ce n’était pas son but originel.

« Notre seul critère était de publier des polars tunisiens, des fantasy tunisiens, de la science-fiction tunisienne. Et nous avons réussi à trouver des auteurs et un lectorat fidèles. Nous avons même réussi à attirer des auteurs confirmés, comme Tarek Chibani qui était venu vers nous pour nous proposer La Disparition », se félicite Atef Attia.

A l’étranger, la science-fiction gagne ses lettres de noblesse, après avoir été longtemps considérée comme un genre mineur. Au vu de l’aspect vertigineux de certaines propositions, les auteurs et autrices sont susceptibles de devenir des prophètes dans leurs pays. Certains gouvernements se sont même mis à engager des auteurs d’anticipation pour élaborer les scénarios du futur.

« C’est un genre qui a des portées politiques incroyables, acquiesce Atef Attia. Dans les années 1950, Isaac Asimov avait prédit des choses que nous vivons aujourd’hui. En Tunisie, je ne peux même pas imaginer que des responsables de haut niveau pensent à encourager, à lire ou à écouter des écrivains de science-fiction. Mais cela est à l’image d’une frange importante de lecteurs tunisiens qui ne comprennent toujours pas ces œuvres et les considèrent comme mineures. Il y a encore ce cliché persistant selon lequel la science-fiction, c’est Star Wars et plein de vaisseaux spatiaux qui volent dans l’espace. Avec des romans comme La Disparition, nous œuvrons à changer les goûts esthétiques, à notre échelle ».