Quand Ichrak Matar et Nour Karoui surgissent sur l’avenue Habib Bourguiba, devant le centre commercial Palmarium, à Tunis, le vertige des Filles d’Olfa nous reprend. Pour l’entretien, ces deux actrices ramènent avec elles toute l’atmosphère déroutante du film de Kaouther Ben Hnia, entre réalité et fiction.
La télé et l’art
A l’origine, l’histoire vraie est saisissante : en 2016, Olfa, divorcée et mère de quatre filles, voit ses deux ainées, Rahma et Ghofrane, rejoindre Daech en Libye. Dans une Tunisie en plein chaos sécuritaire, Olfa va alors se retrouver face à des autorités impuissantes à retrouver les disparues. Ecrouées pour terrorisme, celles-ci sont aux dernières nouvelles, toujours emprisonnées en Libye. A l’époque, l’affaire, montée en épingle de façon indécente par plusieurs chaînes de télévision, avait défrayé la chronique.
Kaouther Ben Hnia, une réalisatrice friande de faits divers, notamment avec Le Challat de Tunis (2014) et La Belle et la meute (2017), avait été interpelée par cette histoire qui ouvrait sur des thèmes forts, comme les injustices subies par les femmes. Mais, sur le papier, hors de question pour elle de tomber dans la narration télévisuelle. Entre art et voyeurisme, nous sommes donc sur la corde raide. Une ambiguïté à l’image de la montée des marches du festival de Cannes, en mai 2023, à l’occasion de la projection de ce premier film tunisien en compétition officielle depuis 53 ans. Il y avait quelque chose de jouissif à voir Olfa, Eya et Taysir rayonnantes en stars de cinéma, après avoir été écrabouillées par la vie. Quelque chose de gênant aussi, car tandis que l’équipe du film arpentait le tapis rouge devant les photographes et les caméras, les deux ainées croupissaient dans une prison libyenne. Afin de comprendre cette séquence, nous posons la question aux deux actrices. Pour Ichrak, interprète de Ghofrane, il n’y a pas de doute que cette montée était dédiée aux filles emprisonnées :
« Pour nous, c’était un rêve de faire Cannes, concède-t-elle. C’était aussi un honneur puisque le film avait été sélectionné parmi 2000 films mondiaux. Cela dit, on pensait à Rahma et Ghofrane tout le temps. On incarnait leur histoire. C’est elles qu’on mettait en évidence à travers ce film ».
En ce sens, Nour rappelle que durant la conférence de presse cannoise, Olfa avait parlé d’elles et de leurs conditions de vie dans la prison libyenne.
« Après la projection du film, elle étaient dans l’esprit des spectateurs, ajoute-t-elle. C’est ça le plus important. Même dans la rue, les gens nous interpelaient pour nous parler d’elles. Elles étaient présentes, tout en étant absentes, grâce à cette projection ».
Le choix de la distanciation
Le film est ensuite sorti en France en juillet, cumulant 125.000 entrées. Il a obtenu de très bonnes critiques : « film intense » pour Télérama et « fascinant de bout en bout » pour Ecran Large. De moins bonnes critiques plus rarement, comme Les Cahiers du cinéma qui déplorait « un surplomb problématique » envers Olfa. En Tunisie, il a été choisi pour représenter le pays dans la sélection des Oscars.
Mais de quoi s’agit-il ? Dès les premières minutes du film, Kaouther Ben Hnia vient nous expliquer le concept, en voix-off : Olfa, Eya et Taysir seront présentes en chair et en os dans le film. Les deux filles absentes seront jouées par Ichrak et Nour donc. Hend Sabri interprétera Olfa, lorsque les scènes seront trop douloureuses à revivre. Quant aux personnages masculins, ils seront tous interprétés par le même acteur, Majd Mastoura. Le contrat est a priori clair, dès le début : la distanciation, c’est-à-dire la mise en évidence des mécanismes artistiques de l’œuvre, servira à raconter le plus sincèrement possible la perte de deux êtres chers.
« Nous n’avons pas travaillé à partir d’un scénario. C’était plutôt des situations, des thèmes et des étapes dans la vie de la famille, remarque Ichrak. Chaque jour, la réalisatrice nous demandait de travailler sur quelque chose de nouveau ».
Selon Nour, la consigne principale de Ben Hnia, pendant qu’elle filmait, était de « nous poser des questions sur ces deux filles, sur les motivations qui les ont conduites à se radicaliser, à être embrigadées et à rejoindre Daech ».
Dans la première partie, le dispositif promis se met en place, malgré une scénarisation évidente, façon Netflix. Ichrak et Nour tracent l’évolution du radicalisme dans l’esprit de deux adolescentes, dans une sorte de non fiction à la fois documentée et très libre. A la mise en scène des émotions, le film préfère la mise en abyme, à travers le procédé du film dans le film. Hend Sabri se nourrit d’Olfa, ogre cabotineur et complexe, à la fois victime et bourreau. Petit à petit, le passé traumatique de la famille imprègne le travail artistique en cours. Pour Ichrak et Nour, les répétitions sont devenues une vraie quête, où chacun a son mot à dire depuis son point de vue : actrices, acteur, protagonistes directs des évènements, et parfois tout cela à la fois.
« C’était étonnant pour une actrice débutante comme moi, relève Ichrak. En général, quand j’ai des questions sur les personnages, j’interroge la cinéaste. Ici, on interrogeait les membres de la famille sur laquelle on travaillait. Kaouther a fait le choix de ne pas intervenir ».
Or force est de constater que le contrat annoncé par Ben Hnia au début du film est rompu. Le dispositif se détraque. Le cinéma et le théâtre se perdent. La distanciation laisse place aux faits. Signe de ce changement étrange dans l’écriture, les images d’archives très laides sur Rahma et Ghofrane en Libye prennent une place de plus en plus encombrante. Dans l’une d’entre elles, on voit la vraie Ghofrane en prison, récupérer son bébé perdu et pleurer de joie. Comme dans Le Challat de Tunis, un plan carcéral au ralenti clôt le film, dans une fin aux antipodes de la distanciation promise.
« C’est vrai qu’en tant qu’actrices, nous disparaissons dans la deuxième partie du film, concède Nour. Mais c’est leur histoire. Il fallait laisser la place aux vrais personnages. En mélangeant documentaire et fiction, le film veut dire que la réalité dépasse parfois la fiction. Pour que le message passe, il fallait que la réalité prenne le dessus, à la fin ».
Pour les générations futures
Au-delà de cette représentation confuse de la réalité, le thème du conflit générationnel est très bien exploité durant tout le film. Les jeunes souffrent affreusement sous la domination d’adultes autoritaires, hypocrites et irresponsables. Avec l’émir de Sabratha, impliqué dans des attentats et éliminé par une frappe des Etats-Unis, Ghofrane a eu une fille qui vit actuellement avec elle en prison.
« Le film pointe du doigt l’inaction des autorités tunisiennes face à ce drame de l’enfance. Nous appelons vraiment les autorités à voir le film et faire plus d’efforts en faveur de la petite. Ni Kaouther ni nous ne pouvons faire ce travail. Nous espérons simplement que le film ouvre le débat sur le sort de cette enfant », note Ichrak.
Selon la société de distribution Hakka, le film marche très bien auprès d’un public jeune et féminin. L’identification à ces jeunes filles, « qui brisent la chaine des malheurs », coule de source. Il faut dire que le déraillement de la jeunesse est expliqué sans tabou ni jugements catégoriques, avec une note d’espérance évidente envers les générations futures, après la catastrophe.
Cannes, mais après ?
Ichrak, 27 ans, et Nour, 25 ans, font partie de la génération future des actrices. Avant cette aventure entre la France et la Tunisie, la première a suivi des cours de théâtre à l’espace El Teatro, à Tunis, avant de jouer chez Kaouther Ben Hnia, Mourad Ben Cheikh et Selma Hobbi au cinéma. La deuxième a fait du théâtre scolaire et a joué dans plusieurs pièces. Les deux ont été choisies pour jouer dans ce film, au terme d’un casting. Depuis elles sont devenues très amies, et elles sont d’accord pour dire que leurs expériences théâtrales ont été un atout majeur pour ce tournage particulier.
Nour : « C’était ma première expérience au cinéma, mais j’ai beaucoup aimé le côté laboratoire. Au théâtre, nous sommes habituées à l’improvisation pour incarner des rôles. Donc ce va-et-vient entre tournage et préparation ne m’a pas déstabilisée. Et puis Olfa et ses filles étaient vraiment géniales. Elles n’étaient jamais avares en informations. Elles nous ont beaucoup aidées ».
Ichrak : « Le tournage était un safe space. On était toutes à l’aise. Sinon beaucoup de choses n’auraient pas pu être racontées. On savait que la caméra filmait, on était conscientes de notre responsabilité, mais il n’y avait aucune pression ».
Pour la suite de leurs parcours, celles qui pensent à présent que « la réalité est devenue plus belle que le rêve » ont de grandes espérances grâce à ce film, même si les propositions ne pleuvent pas :
Les gens, en voyant les images de Cannes, se disent : « ces filles doivent crouler sous les propositions », sourit Ichrak. Mais c’est une idée fausse. Nous venons juste de commencer. Nous sommes allées à Cannes, d’accord, mais après, qu’est-ce qu’on fait ? C’est ça la vraie question ».
iThere are no comments
Add yours