En 2017, une banlieue ordinaire de Tunis, la Manouba, était le théâtre d’un des textes les plus dévastateurs de la littérature arabe moderne, Akhbar El-Razi de Aymen Daboussi. Six ans plus tard, le choc est intact à la lecture de la traduction française, Les carnets d’El-Razi, publiée simultanément chez Philippe Rey en France et Barzakh en Algérie.

L’Enfer et le Paradis à la Manouba

Un homme qui dévore la chair d’un poulet rôti, avant de grignoter ses os avec avidité. Un agriculteur ruiné qui transforme son champ en cimetière rempli de tombes à louer. Une fille anéantie, que le narrateur surnomme « Mademoiselle Cioran » car elle n’a même pas la volonté de se suicider. Le livre grouille d’images qui disent l’abomination de la folie à l’hôpital El-Razi, avec une force de suggestion inouïe.

Dans ces carnets, Aymen Daboussi, psychologue clinicien pratiquant dans ce fameux établissement public appelé communément « Manouba », décrit son travail au quotidien. Il s’agit de diagnostiquer les non-dits et les tares d’une Tunisie à la dérive, dans cet univers carcéral qui fleure les « mégots de cigarettes croupissant dans la pisse ». Toxicomanie, conservatisme, violence et autres sujets sociaux abondent dans les couloirs. Si l’idée nous semble prodigieuse, rien ne se passe comme prévu. Au fil des pages, la description du réel déraille. Les hallucinations se répètent. Le narrateur lui-même, sombre dans la folie et se croit en Enfer. Aucune description raisonnable n’est plus possible. Son imaginaire malade hallucine les portes de l’Enfer et du Paradis confondues dans un même espace, celui de la Manouba.

Interrogé par Nawaat, Aymen Daboussi, né en 1982, théorise d’une voix douce, sur un ton calme et posé, aux antipodes de son alter-ego rageur et délirant.

« Il y a une créativité dans la folie. C’est une manière de lutter. Mon livre est un hommage à la folie comme forme de lutte contre un ordre malsain ».

Contre la machine psychiatrique

Traiter un sujet aussi grave que la folie sur un ton aussi jouissif n’est pas facile. Pourtant l’auteur réussit à éviter l’écueil du cynisme, en défendant les fous avec une incroyable empathie. De fait, c’est une véritable charge contre les institutions psychiatriques et les groupes pharmaceutiques avides de profits.

« C’est un livre contre la folie institutionnelle, explique Aymen Daboussi. Contre les gardiens, contre les portes, contre les espaces clos, contre les traitements chimiques. Enfermer les gens pour écraser leurs flux corporels et détruire leur folie avec de la chimie : c’est ça la vraie folie ».

En 2017, en dépit de quelques passages télés de l’auteur, le livre n’avait jamais ouvert un débat public sérieux sur la collusion qu’il dénonçait, entre psychiatrie et pharmacie. A l’intérieur d’El-Razi, l’accueil était hostile. Une pétition de psychiatres et d’infirmiers avait même tenté de l’interdire. Aux reproches de violation du secret médical, celui qui a travaillé cinq ans et demi dans cette énorme machine à broyer les fous, rétorque que des livres de Freud et de Lacan décrivaient de vrais cas.

« L’important, c’est d’éviter de citer les vrais noms, explique-t-il. C’est ce que je fais. Et puis il y a des cas que j’ai inventés. Tout n’est pas vrai. C’est de la littérature. Ce n’est pas Les quatre vérités. C’est triste qu’on réagisse comme ça dans un hôpital psychiatrique ».

Jusqu’à ce jour, en dehors des Carnet d’El-Razi, presque rien n’a été écrit sur cet établissement érigé dans les années 1940 par le pouvoir colonial français.

« C’est pourtant un endroit rempli d’histoires, s’étonne l’écrivain. Il faut que d’autres livres soient écrits, même par des patients qui ont été internés là-bas. Moi-même je pourrais écrire un deuxième tome des Carnets de Razi, tellement j’y ai vécu d’expériences ».

Un accueil à suivre de près

Le livre sortira en octobre en Algérie, en France et en Tunisie, dans le cadre d’une nouvelle collection censée faire « découvrir les fiction arabophones du Maghreb », selon le dossier de presse. Et il n’est pas exagéré de parler d’évènement littéraire. Car peu de textes tunisiens ont droit à des coéditions chez des maisons mondiales confirmées comme Barzakh et Philippe Rey Editions. Cette dernière a d’ailleurs remporté le prix Goncourt en 2021 avec La plus secrète mémoire des hommes du Sénégalais Mohammed Mbougar Sarr.

La réception de cet ouvrage sidérant est à suivre de près, en France et en Algérie. Un chapitre intitulé Anussa est particulièrement sulfureux, à cause de son caractère pornographique et sado-maso. Le narrateur nous prend par la main pour nous parler de ses histoires de sodomie. Les enjeux sociaux, littéraires et thérapeutiques se perdent dans la jouissance personnelle. Et ce geste peut dérouter les plus frileux, dans une ère littéraire où les nouveaux Henri Miller sont mal vus, aussi bien par les conservateurs que par les progressistes.

« Cela fait partie de l’esthétique de la transgression. Ce chapitre à sa place dans le livre, se défend l’auteur. C’est un livre fait pour raviver la folie, à travers les flux et les secrétions corporelles. Le chapitre Anussa se termine dans le sperme et l’urine. C’est cohérent avec les autres chapitres ».

Quoi qu’il en soit, il est certain que nous sommes à mille lieues de l’esthétique orientaliste fade dont les grandes maisons d’éditions française nous inondent chaque année :

« L’éditeur, Philippe Rey, était choqué à la lecture, s’amuse Daboussi. Il ne pensait pas qu’un livre comme cela pouvait être produit dans le contexte tunisien. Il faut dire que, dans la littérature maghrébine, il connaissait surtout des auteurs comme Yasmina Khadra et Tahar Ben Jelloun. Moi, en écrivant ce texte, je n’avais jamais réfléchi à sa réception par tel ou tel lectorat. Etre anti-orientaliste n’était pas un enjeu pour moi. J’écrivais, c’est tout ».

Une seconde vie

Daboussi espère que le livre aura une seconde vie grâce à cette excellente traduction de Lotfi Nia, après avoir ressenti de la frustration pour sa sortie en demi-teinte, que ce soit en Tunisie ou dans le monde arabe en général.

La première de couverture de la version arabe « des carnets d’El-Razi » paru en 2017

« Au niveau des critiques et des prix littéraires, le livre a été marginalisé à cause de son contenu. Les pays du Golfe, qui détiennent les prix littéraires les plus importants, l’ont ignoré par fausse pudeur. Tous mes livres ont été marginalisés. Lors d’un concours littéraire, un ami m’a dit : tu imagines recevoir une récompense de la ministre de la Culture avec un livre qui s’appelle Erection noire ? »

En Tunisie, même si un lectorat a été clairement séduit par ce livre, aucune maison d’édition n’a accepté de le publier.

« Concernant la traduction française, les éditeurs tunisiens ne se sont pas manifestés, raconte Daboussi. Pour la version arabe, le livre était finalisé depuis 2013 et j’avais essayé de le publier en Tunisie. A cette époque, les salafistes et Daech étaient très actifs. Ils avaient attaqué des lieux de culture comme le cinéma Africa et le centre d’art Abdelia. Dans ce contexte, tous les éditeurs tunisiens l’ont refusé. Un éditeur m’avait dit : si j’édite ce livre, ils brûleront ma maison. Un ami poète, Adam Fathi, l’a proposé aux éditions Jamal au Liban. C’est un éditeur très courageux qui publie des livres interdits. C’est comme ça que le livre a été publié au Liban ».

Depuis, Aymen Daboussi a publié un recueil de nouvelles très noires réinvestissant les thématiques du sexe et de la folie, Révulsion de l’œil, toujours au Liban. Professionnellement, il a démissionné d’El-Razi, quelques mois avant la publication de son livre.

« J’ai anticipé ce qui allait se passer. Déjà que mon chef de service me harcelait. Mais avec ce livre, ça allait réellement devenir l’enfer pour moi à El Razi. Alors je suis parti ».