Les Tunisiens entament leur vie affective à un âge de plus en plus jeune : 15 ans en moyenne pour les garçons contre 16 ans pour les filles. Cette vie sentimentale entraîne dans son sillage des pratiques sexuelles. 41,5% des jeunes disent avoir échangé des caresses, des baisers, des câlins ou autres types de relations sexuelles. Ce pourcentage est plus élevé chez les hommes (48,9%) que chez les femmes (31%), c’est ce qui ressort d’une enquête du Groupe Tawhida Ben Cheikh pour la recherche et l’action sur la santé des femmes, publiée le 23 mai. Intitulée « Enquête sur la recomposition des valeurs en rapport avec la sexualité, la santé sexuelle et reproductive et la relation de genre », l’étude a été menée entre novembre 2022 et février 2023.

Cette enquête a été effectuée sur la base de témoignages de 5837 jeunes hommes et femmes, âgés de 18 à 29 ans.  Ces jeunes sont issus de 8 gouvernorats, en l’occurrence, le Grand Tunis (gouvernorats de l’Ariana, Ben Arous, Manouba et Tunis), le Kef, Sfax, Médenine et Tataouine.

Hypocrisie sociale

Paradoxalement, les jeunes sont de plus en plus nombreux à être portés vers le sexe mais restent imprégnés de conceptions patriarcales lorsqu’il s’agit de liberté et d’égalité sexuelle. Avoir une vie sexuelle est jugé comme étant plus légitime et toléré pour les hommes que pour les femmes. Ainsi 51.62% des hommes et 40.51% des femmes interrogés considèrent que le besoin sexuel est plus important chez la gent masculine. Le désir sexuel féminin demeure mal perçu. 56.54% des hommes et 41.80% des femmes affirment que la fille ne doit pas avoir un désir sexuel très prononcé. 62.41% des hommes et 37.61% des femmes affirment qu’un garçon doit avoir plus de connaissances sexuelles qu’une fille.

Malgré la multiplication des pratiques sexuelles allant de rapports sexuels superficiels jusqu’aux complets, l’importance de garder sa virginité reste ancrée chez les deux sexes. 75.16% des hommes et 77.60% des femmes estiment qu’une fille doit conserver sa virginité jusqu’au mariage. Ce taux baisse quand il s’agit des hommes. 56.13% des hommes et 65.07% des femmes considèrent qu’il est important que le garçon demeure puceau jusqu’au mariage.

Le décalage entre la pratique et la perception de la sexualité se manifeste également dans la connaissance des méthodes de contraception. Tout en ayant une vie sexuelle active, les jeunes interrogés sont dépourvus d’informations sur la sexualité et sur leurs droits sexuels et reproductifs. Et ils l’admettent. Seuls 30.9% des hommes et 15.8% ont déclaré avoir une « bonne connaissance » de la sexualité.

« Cette méconnaissance englobe aussi bien les méthodes de contraception que les pratiques sexuelles risquées », déclare Hedia Belhaj, présidente du Groupe Tawhida Ben Cheikh, à Nawaat. L’association a réalisé une étude similaire en 2018. Depuis, la situation « s’est encore détériorée », regrette Belhaj.

En effet, l’enquête relève que 54.2% seulement des jeunes connaissent le préservatif masculin, 45.8% la pilule contraceptive et 20.8% la pilule du lendemain. En outre, 38% des hommes et 31% des femmes se disent contre l’accès à l’avortement pour la femme célibataire. Parmi eux, peu sont au courant que l’avortement est légal en Tunisie jusqu’à 3 mois de grossesse, ajoute Hedia Belhaj. L’avortement est pourtant légalisé en Tunisie depuis 1973.

Une bombe à retardement

Cette méconnaissance de la sexualité est une « bombe à retardement », assène la représentante du Groupe Tawhida Ben Cheikh. Ce constat est partagé par Aida Mokrani, coordinatrice générale d’ATL MST/Sida section Tunis. « On a observé que les pratiques sexuelles des jeunes s’accompagnent de pratiques à risque. Les jeunes sont très peu informés sur le VIH, les maladies sexuellement transmissibles (MST), les méthodes pour s’en protéger et encore moins sur l’existence des centres de prise en charge », déclare-t-elle, à Nawaat.

Ces dernières années, le profil des jeunes ayant des comportements sexuels à risque a changé. « Avant, nous étions face à des hommes âgés avec un niveau d’éducation faible. Le plus souvent des usagers de drogues injectables. Aujourd’hui, nous avons affaire généralement à des hommes plus jeunes, bien instruits et d’un milieu socio-économique aisé ».

D’après la représentante d’ATL MST/Sida, l’association a recensé 30 cas atteints par le VIH depuis le début de l’année. Selon le dernier rapport d’ONUSIDA publié en 2020, le nombre de personnes vivant avec le VIH en Tunisie est de 4500, parmi eux seuls 51% connaissent leurs statuts sérologiques. Le nombre des nouvelles infections a grimpé de 61% par rapport à 2010, indique la même source. Autre conséquence des rapports sexuels à risque : les grossesses non désirées. En 2021, 17 mille avortements ont été réalisés dans les structures publiques en Tunisie, selon l’Office National de la Famille et de la Population (ONFP).

Cette situation est jugée « alarmante » par Aida Mokrani. « Ses répercussions exploseront dans les prochaines années », déplore-t-elle. Pour endiguer ce fléau, il faut miser sur la prévention. Encore faut-il que les autorités tunisiennes en soient conscientes.

Les jeunes livrés à eux-mêmes 

Les trois premières sources d’information sur la sexualité chez les jeunes sont respectivement internet (48.3%), les réseaux sociaux (28.7%) et les films pornographiques (17%), note l’enquête du Groupe Tawhida Ben Cheikh.

« Ces sources fournissent des informations erronées sur la sexualité », souligne Hedia Belhaj. Et de plaider : « Seuls les prestataires de santé, l’éducation nationale ou les parents sont habilités à donner des informations fiables. Etant donné que les parents ne remplissent pas ce rôle, c’est à l’Etat de s’y atteler en introduisant une éducation sexuelle, adaptée à tous les âges, dans l’école. C’est ainsi que l’enfant aura des connaissances sur la puberté, les attouchements sexuels, etc. En l’informant, on l’aidera à mieux se protéger ».

En 2020, le ministère de l’Education a annoncé que l’éducation sexuelle fera son entrée dans les programmes scolaires dès l’école primaire. Mais ce n’était qu’un effet d’annonce. Trois ans après, l’Etat tarde à tenir cette promesse. C’est que cette question « n’est plus dans l’ordre du jour du ministère », explique Issam Bousselmi, membre de la cellule d’information au sein du ministère de l’Education. « Ce dossier a été enterré avec le départ du ministre de l’Education de l’époque, Hatem Ben Salem », précise-t-il.

Les défaillances de l’Etat se reflètent également à travers sa politique de prévention du VIH.  « Théoriquement, nous avons mis en place des plans et des stratégies. C’est beau sur le papier. Mais sur le terrain, on peine à les mettre en œuvre », regrette la coordinatrice générale d’ATL MST/Sida.

Non seulement les autorités ne remplissent pas leur rôle, mais elles freinent également les initiatives des associations aspirant à assurer une certaine éducation sexuelle. « Pour mener des actions de sensibilisations dans un foyer universitaire, une école ou une boîte de nuit, il faut remplir énormément de paperasses administratives. Et on peut vous faire attendre des mois. Pourtant, nous ne demandons pas à l’Etat des financements, mais uniquement qu’il nous facilite la tâche », revendique Mokrani.

Pour atteindre les jeunes, son association tente de sensibiliser quelques directeurs d’établissements scolaires et professeurs pour introduire l’éducation sexuelle dans les cours. Ces actions dépendent donc du bon vouloir de ces derniers. « Tous les directeurs, tous les professeurs ne sont pas assez sensibilisés à cette question pour collaborer avec nous », souligne la représentante d’ATL MST/Sida.

Outre les établissements scolaires, les jeunes sont fortement présents sur internet et les réseaux sociaux. Afin de les atteindre, l’ONFP a lancé l’application Sexo-santé. Sauf que l’efficacité de ce procédé reste à prouver. D’après l’enquête du Groupe Tawhida Ben Cheikh, seuls 10.9% des jeunes ont recours aux applications pour s’informer sur la sexualité.

ATL MST/Sida a publié, quant à elle, son premier guide d’éducation à la santé sexuelle intitulé « Parlons-en », le 26 mai. Sa version numérique est diffusée sur Instagram. Pour atteindre les jeunes, il faut plutôt être présents sur les réseaux sociaux, en faisant parfois appel à des influenceurs, argumente Mokrani.

Malgré les cris d’alarme lancés par la société civile, l’Etat ne parait pas s’inquiéter des conséquences de l’absence d’éducation sexuelle chez les jeunes, ni se préoccuper de la recrudescence de leurs comportements à risque.

L’absence d’une réelle prise de conscience des autorités va de pair avec leur manque de moyens. « Nous enregistrons des pénuries de médicaments pour les personnes vivant avec le VIH, de tests de dépistage du VIH et même de rames de papiers pour imprimer les analyses sanguines », s’emporte la représente d’ALT MST/Sida. Et de conclure :

L’absence de prévention a un coût. Un nombre accru de personnes vivant avec le VIH signifie davantage de financements pour les prendre en charge dans le futur.