Plus de 17 mille avortements sont réalisés dans les structures publiques en Tunisie, selon l’Office National de la Famille et de la Population (ONFP). Légalisé en 1973, l’avortement est censé être garanti pour toutes les femmes souhaitant interrompre leur grossesse au cours du premier trimestre. Il se fait à travers la méthode médicamenteuse ou chirurgicale.

Promulguée pour contrôler le taux de natalité, la loi de 1973 est avant-gardiste, pionnière dans le monde arabo-musulman. La légalisation de l’avortement allait de pair avec la mise en place d’un programme national de planning familial.

Ce droit vacille ces dernières années, notamment depuis la crise du Covid-19. Cette situation sanitaire a constitué à l’époque un prétexte pour la fermeture des centres de planning familial. Mais les peurs quant à la régression du droit à l’IVG ne datent pas d’aujourd’hui.

Menant plusieurs enquêtes sur cette question, l’association Tawhida Ben Cheikh pour la recherche et l’action sur la santé des femmes a tiré la sonnette d’alarme sur l’infléchissement des droits sexuels et reproductifs des femmes. En témoigne, le manque des moyens déployés ainsi que le traditionalisme et le conservatisme de certains prestataires, affirme Dr Salma Hajri, secrétaire générale de l’association à Nawaat. De son côté, Fatma Tmimi, sous-directrice de l’ONFP évoque «une banalisation de l’avortement de la part des femmes » qui a affecté la disponibilité des moyens.

Manque de moyens

«L’IVG a un coût important. La demande s’accroit alors qu’on a presque le même budget depuis des années. Et la valeur du dinar ne cesse de dégringoler», explique la sous-directrice de l’ONFP. A Nabeul par exemple, la gestion des stocks est tributaire de la demande d’IVG. Dr Dhoha Halleb de l’ONFP raconte devoir parfois recourir à une commande complémentaire pour assurer la continuité de son service. En attendant, certaines femmes souhaitant avorter sont obligées de patienter.

Les contraceptifs ainsi que les pilules abortives sont importés, ce qui entrave leur disponibilité. Ces dernières années ont été jalonnées par des pénuries de stérilets mais aussi de préservatifs. Ceci est expliqué par docteure Tmimi par la non-conformité de la marchandise aux normes sanitaires. Conséquence : un autre appel d’offre a été lancé pour se procurer ces produits. «C’est vrai que le processus d’achat est long et difficile. Mais il suffit de s’adresser aux bons fournisseurs. Il y a une certaine nonchalance qui affecte tout le système», dénonce docteure Hajri.

Cette situation semble perdurer. Le 21 décembre, au planning de Douar Hicher, une femme se présente à l’accueil en souhaitant mettre un stérilet. «Oh ! Encore faut-il en avoir. Le stock s’épuise», lui répond l’employée en lui conseillant de voir avec les sages-femmes s’il y a moyen de prendre un autre contraceptif. «Mon médecin m’a recommandé le stérilet pour des raisons médicales», tient à lui expliquer la dame, en vain.

Le manque de moyens n’est pas uniquement matériel. Pour tout le gouvernorat de Nabeul, il n’y a qu’un seul planning familial. Environ 200 IVG y sont pratiquées par mois. Le centre ne dispose que de deux sages-femmes, or l’une d’entre elles va partir au début de l’année prochaine, témoigne Halleb. «Face à la baisse de recrutements dans la fonction publique, qu’allons-nous faire ? Moi-même je partirai bientôt à la retraite», lâche-t-elle.

Moins de contraception, plus d’avortements

Le constat de la représentante de l’ONFP sur « la banalisation » du recours à l’IVG est confirmé par le médecin responsable du centre régional de l’ONFP de Nabeul, docteure Dhoha Halleb. «Il y a des femmes qui viennent avorter 2 à 3 fois par an. Elles n’ont qu’un mot à dire « Allah Ghaleb » (Dieu a voulu ainsi). Pourtant, on leur a proposé dès la première IVG de revenir pour une visite de contrôle destinée à la mise en place d’un moyen de contraception efficace et gratuit. Elles ne reviennent pas. On les retrouve de nouveau là pour avorter», se désole-t-elle. Et d’insister : «L’avortement n’est pas un moyen de contraception. Il ne doit avoir lieu qu’en cas d’échec de celle-ci ».

L’inutilisation d’une méthode de contraception, son interruption, le recours au procédé naturel du calendrier, les fausses croyances véhiculées entre les femmes sont autant de facteurs entrainant une grossesse non désirée, explique la représentante de l’ONFP de Nabeul. D’après elle, ces défaillances touchent toutes les catégories socio-économiques.

Au service gynécologique de Nabeul, une jeune femme débarque en présentant à l’infirmière ses examens médicaux. Ces derniers montrent un état de grossesse avéré. Des résultats évidents que la patiente n’a pas pu déchiffrer. Elle conteste la possibilité qu’elle soit enceinte tout en reconnaissant qu’elle a un retard important des règles. «Comme elle, on en voit tous les jours. Les femmes ont une sexualité sans avoir les outils pour la comprendre et la vivre sainement. Certaines n’arrivent pas à dater leur dernière menstruation. Elles nous demandent de chercher l’information auprès de leur mari», raconte une employée du centre.

Prévention défaillante, sensibilisation boiteuse

La responsable du planning de Nabeul comme la sous-directrice de l’ONFP insistent sur le rôle de la prévention pour éviter les IVG. Mais qu’en-t-il de la stratégie de prévention ?

Au planning de Douar Hicher, la table de la salle d’attente est couverte de vieux livres déchirés. Mais rien concernant les droits sexuels et reproductifs, hormis des affiches sur les méthodes de contraception collées ici et là. Mais il faut bien se rendre aux centres de planning familial pour les voir. Fatma Tmimi reconnait qu’il faut davantage renforcer la prévention. «Nous avons conçu des flyers et lancé récemment l’application Sexo-Santé», nuance-t-elle.

L’expérience du terrain du docteure Halleb lui a montrée qu’il faut aller à la rencontre des femmes, là où elles se trouvent massivement, comme dans les usines. Là aussi, elle regrette l’absence de ressources humaines pour aller sur le terrain.

«La conscience, ça s’éduque. Avant, des émissions dans les médias étaient consacrées à ces questions. Des cliniques mobiles jalonnaient le pays pour diffuser l’information. Depuis une vingtaine d’années, tout ça n’existe plus. Il n’y a plus d’animatrices ou d’assistantes sociales formées dans cet objectif», dénonce Salma Hajri de l’association Tawhida Ben Cheikh. Le conservatisme endémique ne fait que saper davantage le droit à l’IVG, donnant lieu à des pratiques illégales.

Conservatisme galopant

Ainsi, l’avis du mari est pris en compte par certains prestataires pour fournir à sa femme le service d’IVG. «C’est pour éviter les problèmes avec le mari», admet une sage-femme à Nawaat. Cette pratique est totalement illégale, affirme Dr Fatma Tmimi. «Ce sont des initiatives personnelles non dictées par l’ONFP», se défend-t-elle.

Le 21 décembre, l’auteure de ces lignes se présente, accompagnant une trentenaire enceinte au planning familial de Douar Hicher pour une demande d’avortement. Dès notre arrivée, la concernée révèle qu’elle voudrait le faire sans l’accord de l’époux. «On ne peut te faire avorter. Laisse tomber madame», balance la dame à l’accueil sur un ton catégorique. En demandant son âge, elle s’est montrée encore plus ferme : «Tu as 35 ans, pourquoi avorter ? Tu risques de ne plus tomber enceinte. Garde-le», insiste-t-elle.

«Bien qu’enrobées dans un discours paternaliste, ces pratiques restent inadmissibles», tranche Salma Hajri. D’après la représentante du Groupe Tawhida Ben Cheikh, ce sont les femmes mariées qui sont les plus pénalisées par les prestataires. «Pour ces dernières, les femmes mariées n’ont pas de raisons valables pour avorter. On considère aussi que ces femmes sont fautives parce qu’elles n’ont pas pris un contraceptif. Elles n’acceptent pas l’idée que la contraception ne soit pas toujours possible et efficace».

Ces croyances se conjuguent avec un conservatisme patent touchant le personnel médical ces dernières décennies. «Le conservatisme religieux s’est installé bien avant l’arrivée d’Ennahdha au pouvoir. Mais il ne s’exprimait pas aussi franchement. Le discours brandi laissait entendre que l’IVG est un Haram (un péché) à éviter. Avec l’arrivée d’Ennahdha au pouvoir, c’est devenu un discours légitime et totalement assumé», souligne docteure Hajri.

Du “militantisme” à la prédication

La sous-directrice de l’ONFP admet l’ampleur de ce phénomène, notamment après la révolution. Elle affirme que son institution en a fait les frais. «Nous étions traités de tous les noms par les opposants à l’avortement», se souvient-elle. Elle avance que l’ONFP essaye d’y remédier en multipliant les formations visant la clarification des valeurs. «Les prestataires doivent dissocier leurs convictions personnelles de leurs devoirs professionnels. Si certains n’en sont pas capables, ils n’ont qu’à laisser leurs places à d’autres», ajoute notre interlocutrice.

Rencontrée au planning familial de Douar Hicher, Selma, 27 ans, célibataire, vient prendre le traitement abortif. Consciente de ses droits, elle s’est dite tout de même embarrassée par les regards «inquisiteurs» de certains membres du personnel médical. «Leurs questions étaient intimidantes», raconte-t-elle.

Pourtant, les femmes célibataires semblent généralement bénéficier de plus d’indulgence de la part des prestataires. Docteure Hajri de l’association Tawhida Ben Cheikh explique: «Elles savent qu’elles seraient probablement exclues de la société si elles poursuivaient leur grossesse». Néanmoins, la situation est pire dans les régions intérieures.

D’après elle, le revirement a eu lieu depuis les années 90. C’est une autre génération qui a émergé après. Elle n’a pas du tout la motivation de celles qui l’ont précédé. «Les premières générations du personnel de l’ONFP avaient un discours militant, qu’on qualifierait aujourd’hui de féministe. Depuis, la situation n’a cessé d’empirer», rappelle docteure Hajri. Un constat confirmé par Fatma Tmimi : «Des fois, je sors sidérée après ce que j’entends lors des sessions de formation. Le personnel n’est plus aussi motivé que nous l’étions».

Au niveau des décideurs au sommet de l’Etat, ils semblent dépourvus d’une politique publique sur cette question. En témoigne, les perturbations au niveau de la direction de l’ONFP. «Entre 2011 et 2018, il y a eu 6 à 8 PDG dont certains n’ont assumé leurs fonctions que durant trois mois. Tout ceci sur fond de conflits syndicaux à l’intérieur des administrations, et de règlements de compte avec le ministère». Depuis 2011, 17 ministres se sont relayés à la tête du ministère de la Santé.