Il est certain que notre imaginaire collectif a été nourri, au fil des siècles, par des sources majoritairement masculines. Dans le sillage des pays occidentaux, une critique de cet imaginaire est en train d’être accomplie dans plusieurs pays arabes, à travers les arts et les livres. En Tunisie, une nouvelle histoire culturelle se met en place petit à petit, notamment grâce à des livres qu’on pourrait qualifier de « manifestes », tant ils portent un regard inédit sur les normes masculines. Les Valeureuses, cinq Tunisiennes dans l’histoire de Sophie Bessis, qui vient d’être réédité par Elyzad, fait sans doute partie de ce mouvement. L’historienne et journaliste franco-tunisienne y dessine, grâce à cinq vies fascinantes, les contours d’une histoire qui reste à écrire, celle des femmes.
Pour une histoire collective
Faire les portraits de cinq femmes mythiques, c’est aussi faire le tri entre les données fictives et celles réelles, et contextualiser leurs personnalités dans les sociétés de leurs époques : Elissa, reine de l’Antiquité. Aicha Sayida Manoubia, sainte du moyen-âge. Aziza Othmana, protectrice des faibles du XVIIe siècle. Habiba Menchari, féministe du XXe siècle. Et enfin Habiba Msika, diva du même siècle. Au vu de l’ampleur du projet, c’est moins l’épaisseur du livre qui compte, 223 pages, que le geste en soi, à savoir explorer « un vaste continent noir, celui de l’histoire des femmes sur notre rive de la méditerranée ».
Sophie Bessis, qui a par ailleurs co-écrit en 1988 avec Souhayr Belhassen une biographie critique de Habib Bourguiba, affirme à Nawaat avoir envisagé de faire Les Valeureuses après avoir constaté, au cours de ses recherches, que le rôle des femmes a été « minoré ». « Il ne s’agit pas de faire une contre-histoire mais une histoire tout court, où toutes et tous auraient leur place », nous explique-t-elle. Et de poursuivre : « Cela signifie aussi que l’Histoire ne se résume pas aux hauts faits des hommes ou des femmes célèbres, mais qu’elle doit être une histoire collective, une histoire politique certes mais aussi économique et sociale entre autres. Et là, les femmes retrouvent toute leur place. Car il n’est pas imaginable d’écrire une histoire des sociétés en faisant silence sur les femmes ».
Des personnages transgressifs
Etre transgressif, c’est se permettre d’aller au-delà de ce que permet la société. Et pour qu’une femme entre dans le sanctuaire de l’histoire tunisienne, pour qu’elle figure parmi les mythes fondateurs de la fameuse « tunisianité », il semble que la transgression soit un caractère indispensable. Il lui faut défier l’ordre établi et se frayer un chemin, parfois sans concession, dans le club fermé des grands personnages : Elissa aurait défié sa famille à Tyr dans l’actuel Liban, avant de partir vers l’actuelle Tunisie pour fonder Carthage. Saida Aycha Manoubia aurait rompu avec sa famille et bravé l’ordre religieux en place. Habiba Menchari a appelé les femmes à enlever leurs voiles, provoquant la colère de nombreux hommes de son époque, Habib Bourguiba en tête. Et Habiba Msika a eu la vie passionnée d’une saltimbanque vivant pour son art. « De façon générale, quand une femme se distingue d’une manière ou d’une autre, elle entame un processus de rupture avec les normes dominantes de sa société, elle n’est pas une femme “normale”. Elle transgresse donc les normes et les codes sociaux. Moyennant quoi, en général, l’Histoire écrite par les hommes en fait soit des femmes fatales, soit des intrigantes, soit des perturbatrices de l’ordre social », affirme Sophie Bessis.
Dépoussiérer les monuments
Les préjugés sur ces femmes auraient donc la vie dure car façonnés par des hommes. Pas seulement dans les manuels et les livres d’histoire mais aussi dans les médias et les réseaux sociaux. Beauté fatale, ruse, célibat, liberté sexuelle… Enfin des caractéristiques qui ont tendance à captiver le regard masculin et à générer les fables. La légende dit qu’Aicha Sayida Manoubia a utilisé sa beauté fulgurante comme stratégie pour se frayer un chemin parmi les hommes « débauchés », ce qui n’a jamais été confirmé dans les faits. Ainsi, l’enjeu est, pour Sophie Bessis, de dépoussiérer ces monuments et les débarrasser des légendes posées au fil des années comme des certitudes:
Il convient de porter un autre regard sur ce qu’elles ont été, sur ce qu’elles ont fait. En effet, jusqu’à une époque récente, l’histoire a été écrite par les hommes porteurs des préjugés de leur temps. Ils donnaient de ce fait une image biaisée des femmes dont ils parlaient. L’arrivée d’une génération de femmes historiennes a contribué à changer les choses.
La prouesse incroyable du livre consiste à narrer ces vies avec une érudition envoûtante, tout en se basant sur des sources très rares et peu sures. Puisque « rien n’est sûr, rien n’est attesté », même à propos de personnages du XXe siècle comme Habiba Menchari ou Habiba Msika, très peu de vérités peuvent être avancées.
Qu’en est-il du futur de ce genre d’étude critique à l’université, espace où le savoir historique est dispensé en majorité par des professeurs très sûrs de leur savoir ? Sophie Bessis déplore que « les hommes sont encore majoritaires, même si l’on compte d’éminentes chercheures ». En ce sens,la solution serait que « la discipline historique séduise de plus en plus de femmes, afin que l’écriture de l’histoire en soit influencée et que les femmes y retrouvent toute leur place ».
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