Les 9 ou 12% qui ont participé aux dernières élections valent mieux que les 99% de participation de leurs élections, celles-ci ont donné lieu à un déluge de télégrammes de félicitations. Nous avons besoin de télégrammes de félicitation du peuple tunisien.
Cette déclaration est extraite du discours qu’a tenu le président Kais Saied le 28 octobre 2022. Entouré de la Cheffe du gouvernement, des ministres régaliens de l’Intérieur, de la Justice et de la Défense, ainsi que de hauts cadres des forces armées civiles et militaires, le chef de l’Etat s’est lancé dans une attaque d’une particulière virulence. Ses propos visaient, sans jamais les nommer, ses opposants, des juges et des acteurs médiatiques accusés de corruption. Il s’agissait de la première allocution tenue par le locataire de Carthage depuis le premier tour des élections législatives du 17 décembre.
Alors que son slogan de campagne présidentielle de 2019 était « le peuple veut » et que tout le processus enclenché le 25 juillet 2021 reposait sur l’idée d’une forte adhésion populaire, cette contreperformance met le régime face à un dilemme : comment se prévaloir d’un peuple qui a déserté un scrutin censé être la porte d’entrée pour le nouveau régime ?
Le «peuple» de Kais Saied
A l’instar des autres leaders populistes, Kais Saied oppose un peuple, censé être pur et homogène à une élite corrompue. Or, il convient de noter que chaque leader définit « son » peuple. Cette notion ne se confond pas avec le corps électoral. Par exemple, l’élite – surtout politique – d’un pays est par définition électrice, mais le discours populiste l’exclut du camp populaire. Dans les pays occidentaux, les populistes de l’extrême droite identitaire vont définir le peuple sur des bases ethniques (blancs, descendants d’européens) et religieuses (chrétiens).
Le périmètre du peuple de Kais Saied a été pensé par Ridha Chiheb El Mekki, dit Ridha Lénine. Dans un texte publié en mai 2015 dans la revue Al hiwar al moutamedden, le théoricien du régime proposait de définir « un bloc historique » censé être la base sociale de la révolution de 2010-2011. Il s’agit de réaliser le rassemblement le plus large en partant des couches les plus précaires – celles qui ont initié le mouvement insurrectionnel de 2010. Lénine n’exclut que « la minorité nuisible à la société appartenant aux sphères de la création et de la distribution des richesses » ainsi que « ceux qui ont une influence absolue dans la décision politique et médiatique ».
Quant à Saied, il faudra attendre son discours du 20 septembre 2021 au siège du gouvernorat de Sidi Bouzid – soit deux jours avant la promulgation du décret 117 – pour tenter de cerner « son » peuple : celui qui rejette tout l’édifice politico-institutionnel érigé depuis le 14 janvier 2011. Dans cette vision des évènements, le peuple a « rectifié le cours de sa révolution » le 25 juillet 2021. Une vision que nous retrouvons à nouveau dans le préambule de la Constitution de 2022.
L’adhésion populaire était mesurée par plusieurs éléments : les concerts de klaxons et les foules en liesse le soir de l’activation des « mesures exceptionnelles », le soutien plus ou moins appuyé de la majorité des élites politiques et des acteurs de la société civile ainsi que les sondages flatteurs.
Mais ce qui pouvait être perçu comme une adhésion à l’entreprise présidentielle a été très vite relativisé. Quand les « coordinations » ont appelé les citoyens à manifester leur soutien pour faire pièce aux défilés des oppositions, il n’y a jamais eu de marées humaines. En dépit de la mobilisation des pouvoirs publics en faveur de la Consultation nationale, celle-ci n’a réussi qu’à attirer 534.915 personnes et, ce, alors que la participation a été ouverte à des publics ne participant pas aux élections nationales (corps armés, mineurs de plus de 16 ans).
Ensuite, le référendum du 25 juillet 2022 – malgré son score soviétique – n’a recueilli l’assentiment que de 28% des électeurs. Enfin, le premier tour des législatives a battu tous les records en matière d’abstention (88%).
Contreperformances électorales
En examinant dans le détail ces contreperformances électorales, l’on se rend compte que même les publics prioritaires du peuple de Kais Saied n’ont pas été au rendez-vous. C’est ainsi que les jeunes, qui ont été le fer de lance de sa campagne ont été très peu nombreux à participer à la consultation électronique. Selon les chiffres officiels, les 16-19 ans n’ont constitué que 2,3 % de l’ensemble des participants, un taux qui monte à 16,9 % pour les 20-29. Cela n’a pas empêché le locataire de Carthage d’affirmer la réussite de la consultation et de l’imposer comme base de travail pour l’élaboration de la Constitution, considérant qu’il s’agissait de l’expression de la volonté populaire. Et quand cette volonté ne correspondait pas à celle du président, c’est cette dernière qui avait voix au chapitre. Par exemple, quand les participants ont été invités à choisir, dans une liste fermée de six propositions, les réformes politiques à mener, l’item « une nouvelle Constitution », arrivé 4ème avec 36% des suffrages a été préféré à celui d’une réforme constitutionnelle (3ème avec 38%).
L’un des objectifs du projet politique soutenu par Kais Saied est de redonner du pouvoir aux zones qui ont porté la révolution. Dans le discours présidentiel et de celui de ses théoriciens – notamment le mouvement dit des « Forces tunisiennes libres » –, deux dichotomies président à ce découpage : régions côtières/régions intérieures et centre du gouvernorat/périphérie. Ces « perdants » de l’ancien régime et de la « décennie noire » devraient donc montrer une adhésion beaucoup plus importante à ce projet. Lors du référendum de 2022, la participation moyenne des électeurs ayant voté sur le territoire national était de 31,45%. A Sidi Bouzid, berceau de la révolution, seuls 30,61% des électeurs se sont rendus aux urnes. Les régions intérieures de Kairouan et Kasserine, dont certaines délégations sont les plus démunies du pays, les taux de participation ont été respectivement de 25,43% et de 31,01%. Au premier tour des législatives, seuls 15% des électeurs de la circonscription Kasserine-Sud/Hassi El Frid sont allés voter. Ce territoire recouvre pourtant la délégation la plus pauvre du pays et a vu s’affronter 6 candidats. Le nombre d’électeurs qui se sont déplacés est à peine 2,5 fois plus important que le nombre requis de parrainages.
Raidissement du pouvoir, démission populaire
Face à ce désaveu, le discours du pouvoir et de ses alliés a évolué. Le président de l’ISIE, Farouk Bouasker, a estimé que le faible taux de participation était dû, entre autres facteurs, à l’absence « d’argent politique » et à la « propreté » du scrutin. Une déclaration qui disqualifie d’anciens scrutins organisés alors qu’il était vice-président de l’ISIE et, surtout, qui insinue qu’une majorité d’électeurs ne se déplace que quand elle est achetée.
Dans le même registre, l’ancien bâtonnier Brahim Bouderbala, soutien du régime et élu dès le premier tour, a loué « le patriotisme » des participants avant de dénoncer la « nonchalance » des abstentionnistes. Enfin, Kais Karoui, soutien de la première heure de Saied, a expliqué l’abstention record par l’étroitesse des circonscriptions et le manque de notoriété des candidats, disqualifiant implicitement le projet présidentiel. Dans les trois cas, l’exaltation du peuple se transforme en discours élitiste ou paternaliste.
C’est dans cette perspective qu’intervient le discours présidentiel du 28 décembre. Quand le populisme se fait sans le peuple, le régime ne peut que se raidir et la présence des ministres chargés de la répression (Intérieur, Justice, Défense nationale) est là pour le confirmer.
Mais le camp présidentiel n’est pas le seul à faire face à cette démission populaire. Alors que la crise multifactorielle qui frappe le pays ne fait que s’accentuer, aucune des oppositions n’en profite : le Front du salut et le Parti Destourien Libre n’arrivent pas à mobiliser au-delà de leurs sympathisants. Quant aux forces politiques et civiles ne se reconnaissant dans aucune des offres précitées, elles disposent d’une très faible assise militante. Tout se passe comme si la bataille politique se déroulait en l’absence d’un acteur majeur : le peuple.
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