Ils étaient rassemblés dans une gargote à Thala, se partageant des grillades et des mlawis, ces fines galettes de pain huileux. Alors même que les Tunisiens sont appelés ce jour-là, à voter aux législatives anticipées, douze ans après les événements déclencheurs de la Révolution. Au restaurant, les regards se braquent sur Faiçal Haddaoui, un ex-membre du comité central du parti Nida Tounes, qui affiche son refus de participer au scrutin. «Les candidats doivent avoir un minimum de conscience pour prétendre représenter le peuple au prochain parlement», lance-t-il. «Mais l’équipe au pouvoir, tu en faisais partie», lui rétorque-t-on. Et Haddaoui de répondre avec amertume : « oui, j’en faisais effectivement partie. Mais quand le parti a trahi ses promesses, je me suis retiré totalement de la vie politique pour me consacrer à l’agriculture». La crise du fourrage et des semences, la situation de l’agriculteur à Thala, sont désormais au centre de ses préoccupations, dit-il.

Du côté du centre-ville, les gens affluent vers les ruines antiques, pour profiter dans le calme et la tranquillité de la matinée ensoleillée. Difficile de dénicher un quelconque indice de ferveur électorale. Les législatives ? Seul ce représentant de l’Association Tunisienne pour l’Intégrité et la Démocratie des Elections (ATIDE), avec son badge d’accréditation sur la poitrine, se hâtant entre les bureaux de vote, semble être intéressés par le scrutin. Même s’il regrette la très faible participation électorale. Plus en hauteur, des véhicules de police et des blindés de l’armée ont été déployés pour sécuriser les bureaux de vote. Les agents de sécurité s’empressent de saluer les passants, comme s’ils les invitaient à entrer.

Déçus de la classe politique

A Thala, Fahem Arbaoui, secrétaire générale de la section locale de l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT) semble jouir du respect de tous. A son passage dans la rue ou dans un café, les gens s’empressent de l’interpeller pour discuter avec lui et solliciter son avis. «Je ne voterai pas, mais je n’empêcherai personne de voter. La question des élections, je l’ai définitivement tranchée», martèle-t-il. Comme le reste des habitants du coin, Arbaoui parait déçu et ne plus rien espérer des politiques. Quand Fayçal, Rabîi, et Taoufiq évoquent, autour du repas, l’échec des politiques successives à faire évoluer  la région, Fahem Arbaoui se contente de sourire amèrement. Dans une tentative de décrisper la discussion, il invite les nouveaux venus à partager son déjeuner.

Mais l’assistance laisse exprimer une colère trop longtemps contenue. Les petites phrases fusent à la mesure du désenchantement. «Ce pays a besoin d’un nouveau dictateur, d’un nouveau Ben Ali ». «Il n’y a aucun espoir que la situation s’améliore tant que les élites dirigeantes ne changent pas». «Je refuse de me présenter à des élections tant que le progrès de ma région n’est pas assuré». Quand un autre lâche, sarcastique, entre deux gorgées de café, «il y a des élections aujourd’hui» ?

Selon l’Institut national de la statistique, la ville de Thala compte 37.128 habitants pour un âge moyen de 31,4 ans. Le taux d’analphabétisme est estimé à 30,5 % tandis que la proportion de la population active est évaluée à 35 %.

Le 8 janvier 2011, cinq martyrs sont tombés à Thala, dans l’un des épisodes les plus sanglants, de la Révolution. Les manifestations finiront par atteindre la capitale, aboutissant à l’éviction de Ben Ali. Cependant, à Thala, cette cité qui a payé au prix fort les soubresauts de l’histoire, la révolution et ses martyrs sont presque absents des discussions. Seul Taoufiq, venu en hâte prendre sa part, mettra les pieds dans le plat.

«C’est ici que je tentais d’arrêter les saignements des blessés, en essayant en vain de protéger les autres», lâche-t-il. «Nous avons contribué à la défense du pays, mais la révolution a été volée et le pays a été profané par des étrangers. Nous n’avons plus de souveraineté nationale. Ennahdha et ses partisans ont volé la révolution. Je hais Ennahdha». Les présents finissent par répondre en hochant silencieusement la tête. Comme si Taoufiq avait soulevé une question que tout le monde tentait d’éviter : la révolution et la souveraineté nationale.

Dans la rue principale, nous avons croisé Fahem alors qu’il tenait par le bras le candidat Ammar Aidoudi. Le syndicaliste s’est dévoué pour briser la glace et faire les présentations. «C’est une journaliste, Monsieur Ammar, parlez-lui de votre programme électoral ». Fahem Arbaoui parait doté d’une autorité morale, lui permettant de rapprocher les gens et de faciliter les discussions.

«Thala manque d’eau, alors que la ville est entourée de trois sources. Elle doit obtenir sa part du développement. Je travaillerai d’arrache-pied pour en faire un gouvernorat afin qu’elle bénéficie des plans de développement. Le marbre de Thala ne profite pas à la région. C’est un dossier de corruption majeur sur lequel il faut travailler pour que cette richesse profite au peuple. Aux abords des montagnes de Thala, pousse le romarin, dont sont extraites des huiles naturelles. Les habitants devraient également en bénéficier», déclare le candidat aux législatives.

Au terme du dépouillement des voix, Ammar Aidoudi  n’a pas pu récolter la majorité absolue des suffrages. Par conséquent, il affrontera au second tour des législatives le candidat Chokri Omri. De son côté, le porte-parole de l’Instance supérieure indépendante des élections (ISIE), Mohamed Tlili Mansri, a précisé que la campagne électorale du second tour débutera le 20 janvier 2023.

Programmes électoraux flous

Les élections ne semblent plus susciter d’engouement à Kasserine, le chef-lieu du gouvernorat. Une brève discussion entre deux hommes âgés, à deux doigts de la dispute, au bureau de vote de la cité al-Bassatinn, au nord de la ville, tend à illustrer l’étendue de la désillusion. «Je voterai pour assurer un avenir à mon fils, qui est pour l’heure au chômage et sans ressources», clame l’un des deux vieillards, relevant l’inanité de l’abstention. Son compère lui rétorquera : «aujourd’hui, le pays est à genoux, et avec ce scrutin il va finir par ramper ».

Un peu plus loin, dans un café de la ville, peu de signes annonçaient le déroulement du scrutin. Les doigts des clients ne paraissaient pas entachés d’encre électorale. A l’exception de ceux d’Abdelaziz Chaabani, qui s’est porté candidat dans la circonscription de Kasserine Sud/Hassi El Frid, et d’Adnan Naceri, à Kasserine Nord-Ezzouhour.

Dans les faits, les candidats sont pour la plupart issus des rangs des notabilités locales, qui tentent de tirer parti de leur aura régionale. Ainsi, les circonscriptions électorales comprennent des mosaïques tribales, comme autant de réservoirs de voix dans lesquels iront puiser les candidats selon leurs affinités claniques. En somme, le tableau paraîtra effectivement plus clair à la proclamation des résultats, qui permettront dès lors d’élaborer des programmes au gré des lignes de forces politiques.

Une heure avant la clôture du vote, Chaabani, en lice face à 5 autres candidats dans sa circonscription, montrait des signes d’anxiété et de tension. Mais il tentait de faire baisser la pression en titillant son adversaire, qui se moquait de son appréhension. Abdelaziz Chaabani était membre d’Ennahdha. Et c’est sur la liste de ce parti qu’il s’était présenté aux élections municipales de 2018. Cependant, il a fini par démissionner du parti et du conseil municipal.  Pour être honnête, j’ai démissionné du conseil municipal immédiatement après avoir quitté le parti sur la liste duquel j’ai été élu. Maintenant, je ne vous cache pas que ma démission d’Ennahdha a été l’un des moteurs de ma campagne électorale, que j’espère voir aboutir. Quant aux résultats obtenus dans l’exercice de ses fonctions municipales, Chaabani les trouve en deçà des attentes. «C’est pour ça que j’ai démissionné», soutient-il.  Après cet échec, réussira-t-il cette fois-ci à tenir ses promesses ? A cette question de Nawaat, le candidat répond : «Maintenant, les choses ont changé, et je vais tenter d’améliorer la situation. Après ma nomination au poste de directeur de l’école primaire de Hassi El Frid, le taux de rupture scolaire a diminué. Je ne me souviens pas des pourcentages exacts, mais le nombre des abandons est passé d’une soixantaine à une quarantaine, ce qui constitue un bon indicateur».

En dépit de son anxiété, Abdelaziz Chaabani veut paraitre confiant dans sa victoire. Il s’est escrimé à battre le rappel des troupes, et claironne à qui veut l’entendre : «même les pierres doivent participer au processus de vote», suscitant le rire de l’assistance. Interpellé sur son programme par son adversaire, Adnan Naceri, Chaabani rétorque : «les programmes seront fixés une fois que je serai au Parlement. Je suis plutôt tendu maintenant. Cependant, l’activation du projet de développement intégré est au cœur du programme. «Mais comment allez-vous prendre en charge le développement intégré dans une région qui manque d’eau ?», lui lance Rabîi en guise de pique ultime, avant de quitter les lieux, une fois son repas achevé.

A noter que le programme de développement intégré vise à créer dans la région une dynamique économique et des opportunités d’emploi, via le lancement de projets agricoles, la création de petites et moyennes entreprises et le développement des infrastructures. Le programme concernant 18.317 habitants devrait permettre de créer 554 emplois, selon les données du Commissariat général au développement régional.

En attendant, sur le terrain électoral, Adnan Naceri ne décrochera pas de siège au Parlement. Quant à Abdelaziz Chaabani, il devra faire face au second tour au candidat Mohamed Anouar Hagui.

Depuis l’année dernière, la fête nationale de la Révolution est célébrée le 17 décembre suite à un décret présidentiel. Mais pour cette édition 2022, les festivités ont cédé la place à de bien ternes élections. Le taux de participation estimé dans un premier temps à 8,8%, a finalement été revu à la hausse par l’ISIE. Officiellement, il culmine désormais à 11,22%. De quoi faire vaciller sur son piédestal le président Kais Saied qui se targuait jusqu’ici d’incarner la volonté du peuple, en prétendant le hisser à une hauteur vertigineuse. Vu de Thala, le Mont Châambi semble narguer les promesses évaporées d’ascension.