Dessin de Tawfiq Omrane pour le FTDES. Adapté par Seif Koussani

Le marché de la rue d’Espagne, apparu après la chute du régime Ben Ali, le 14 janvier 2011, n’a pas changé. Mais il n’est plus tout à fait le même. Ce royaume du commerce parallèle, qui s’étend de la rue d’Espagne à Sidi Boumendil, en passant par les rues d’Al Jazira et de la Commission, assume toujours la même fonction : vendre à bas prix aux Tunisois des marchandises chinoises importées clandestinement, principalement via l’Algérie, par des habitants des zones frontalières.

Mais ce marché n’a plus les mêmes « maîtres ». Jadis contrôlé par des habitants de Sidi Bouzid, les Jlama, il l’est aujourd’hui par des voisins originaires du village de Sbiba, à Kasserine. C’est ce que révèle l’étude -intitulée «Le marché de la rue d’Espagne, ou la démarche du commerce de rue à Tunis», réalisée en octobre 2022 par un groupe de chercheurs sous l’égide du Forum Tunisien pour le Développement Economique et Social (FTDES).

Ainsi, après avoir fait leur beurre, les Jlama ont intégré l’économie officielle, et se sont en majorité délocalisés au marché de Moncef Bey. Ils ne représentent désormais que 11% des opérateurs de l’économie informelle dans le centre de Tunis. La rue d’Espagne est l’une des principales artères du premier noyau de la ville européenne de la capitale Tunis. Elle a été créée en deux étapes -une première entre 1835 et 1881, et une deuxième entre 1881, date du début de l’occupation française, et 1953. Elle avait à l’origine deux fonctions diplomatique –l’ambassade d’Espagne y était basée- et commerciale.

C’était le quartier du commerce de gros, notamment des produits alimentaires, des fruits et des légumes secs. Mais au fil des décennies et plus particulièrement de la dernière, le profil économique de la rue d’Espagne a changé, avec la baisse du nombre de magasins de gros et l’apparition du commerce de rue.

L’appartenance tribale

Comme les Jlama, les Sbibiens étaient de potentiels Mohamed Bouazizi. Ils sont généralement issus de familles modestes, avec un père travailleur journalier et une mère femme au foyer, constate Ihcène Majdi, auteur du volet anthropologique de l’étude du FTDES. Et en raison de ces conditions familiales modestes, la plupart d’entre eux ont très tôt interrompu leur scolarité pour entamer une première expérience commerciale à l’adolescence dans leur village.

Mais s’ils n’ont pas connu le même sort que Mohamed Bouazizi c’est pour deux raisons. D’abord, ils sont sortis de leur cocon local pour s’installer dans la capitale, contrairement à Bouazizi qui ne pouvait pas en faire de même parce qu’il «n’avait pas le prix du billet du bus».

Ensuite, leur appartenance à une tribu bien identifiée leur permettait de trouver plus facilement un travail. Car, «en l’absence de l’Etat et avec sa démission de son rôle social et économique (…), les relations primaires (les liens de parenté et la généalogie tribale) deviennent le seul générateur de l’intégration sociale d’une façon générale et de la possibilité de trouver du travail en particulier».

«Aller à la capitale, trouver un logement, un capital pour lancer une activité commerciale et, ainsi, trouver un espace au sein du périmètre commercialement stratégique, c’est-à-dire la rue d’Espagne, et obtenir la protection de la police ou de concurrents, dépend de l’appartenance à une tribu. L’économie de la rue a donc la particularité d’être, par la force des choses, une économie tribale.

Toutefois, travailler dans l’économie informelle est un choix que l’on ne fait pas de gaieté de cœur, mais forcé. Les marchands de rue sont généralement contraints par les circonstances de la vie à renoncer à des rêves. Ce fut le cas pour ce jeune né en 1991 à Sbiba et qui voulait devenir footballeur professionnel. Il a effectivement commencé à s’entraîner avec le Sfax Railway Sport. Mais après la condamnation de son père à une peine de prison, il a dû quitter le club pour commencer à travailler comme serveur dans un café de Tunis.

D’après les témoignages recueillis par l’équipe qui a réalisé l’étude, la rue d’Espagne et d’une façon générale le marché informel autour du marché centrale est aujourd’hui contrôlé par des personnes originaires de Sbiba (Kasserine) appartenant à une branche de la tribu des Ouled Khalfa –descendante de la tribu de Majer- qu’on appelle «El Ghelaikia».

La rue d’Espagne est une terre «possédée collectivement, dont les parcelles ont été réparties démocratiquement entre les individus appartenant à la tribu et à la même région». Mais ces commerçants de rue ne sont pas tous logés à la même enseigne. Selon Ihcène Majdi, ils se répartissent selon trois critères : le lieu géographique, le degré de menace et le flux des clients.

La première zone s’étend de l’entrée de la place Barcelone au marché central. La deuxième couvre l’espace allant de ce marché à la rue Al Jazira. La troisième s’étire jusqu’à la rue Sidi Boumendil.

La deuxième zone est considérée comme la plus dangereuse puisque la plus exposée aux campagnes municipales de lutte contre le commerce informel et qui commencent généralement par la place Barcelone et la rue Charles de Gaulle. D’un point de vue commercial, c’est-à-dire en fonction de l’importance du flux des clients, la première et la troisième zone sont considérées comme étant les meilleures.

Différentiation sociale

Néanmoins, il y a au sein du monde des marchands de la rue une différentiation sociale «qui se fonde sur les rôles et les fonctions que joue l’individu et sur la relation à la violence, avec ses différentes formes, dans l’imposition de la division du travail». Cette différentiation se fait entre «celui qui importe quotidiennement de manière illégale des marchandises pour des dizaines voire des centaines de milliers de dinars en affrontant le danger de mort dans un accident ou face aux tirs des gardes-frontières», et le simple marchand qui en vend pour des centaines de dinars par jour à la rue d’Espagne.

Les commerçants de rue sont coupés du monde extérieur. D’après une enquête quantitative ayant porté sur un échantillon de 100 personnes, 82% d’entre elles n’ont pas de compte bancaire ou postal, 90% n’ont pas de carnet de soin, 89% ne votent pas, et près de 100% n’appartiennent à aucune association, parti ou syndicat. De même, leur relation avec l’Etat est problématique, voire inexistante. Les commerçants de rue considèrent généralement qu’ils vivent «en dehors ou en marge de l’Etat». Pour eux l’Etat est «coupable, d’abord, de les avoir poussés, par la marginalisation de leur région, à l’exode vers la capitale». Ensuite de «perpétuer leur fragilité sociale et économique à travers ses organismes et ses lois». Parce que les textes juridiques «ne peuvent pas l’organiser et l’englober», l’économie de la rue est «un système économique fonctionnant en dehors du cadre fixé par l’Etat», observe Adam Mokrani, auteur du chapitre de l’étude intitulé «Rue d’Espagne ou quand le texte juridique est incapable d’englober les phénomènes sociaux».

Car si l’intégration de cette économie dans le circuit légal est régulièrement évoquée dans le discours officiel, sa concrétisation «est entravée par des problèmes administratifs et juridiques» et par l’absence d’incitations légales et fiscales qui pourraient encourager ces commerçants de la rue à structurer leurs activités et entrer dans un modèle économique fondé sur la durabilité», explique Adam Mokrani.

Malgré toutes ces entraves, les commerçants de la rue sont d’une grande aide pour leurs familles restées au bled. En 2016, à titre d’exemple, les transferts des Jlama à Sidi Bouzid se sont élevés à 10,74 millions de dinars, dont 9,54 millions de dinars envoyés de l’intérieur du pays.

Toutefois, observe Soufiane Jaballah, auteur du chapitre sur «clefs sociologiques pour décrypter le phénomène de l’économie de la rue au marché de la rue d’Espagne», «contrairement aux Djerbiens qui ont tiré profit économiquement, socialement et surtout politiquement de leur exode vers la capitale (…)», les commerçants originaires du centre-ouest de la Tunisie «n’ont pas pu ou pas encore, dépasser le premier niveau, c’est-à-dire celui de l’institutionnalisation de leurs activités commerciales, en dépit de l’existence d’une solidarité tribale mécanique et solide, qui lui a permis de monopoliser une partie du marché parallèle. Elle n’a pas pu transformer la force économique en force politique, et la rentabilité économique de son commerce s’est limitée au développement immobilier et à l’augmentation du capital sans investissement, à la différence des commerçants sfaxiens et djerbiens».