Pour pénétrer dans le souk d’El Sabbaghine à partir de la place de Bab El Jazira, porte sud du vieux Tunis, il faut franchir les nombreux étals anarchiques jonchant l’entrée. Tout y est : du pain, des fruits, des ustensiles de cuisine en plastique à un dinar l’unité, des sous-vêtements pour hommes, des tabacs et autres produits de consommation courante et bon marché.

Une fois entré, il est préférable de surmonter un éventuel écœurement face aux forts relents de chair animale. Les tripes trainent entre les pieds des passants ou sont ostensiblement placés au-dessus de leurs têtes afin de dissiper les éventuels doutes sur leur fraicheur. Ce côté de la Médina de Tunis a bien mérité son nom ancestral : « Rbat El Mosrane », à traduire littéralement « Fort des Tripes ». Si cet aspect distingue la zone depuis des décennies, tant d’autres choses ont changé à El Sabbaghine.

Tripes, poissons et… baskets

Ce n’est pas un endroit pour les végétariens. Par contre, les chats ont l’air de s’y plaire. Entre bouchers et volaillers, ils ont de quoi se goinfrer. Reste qu’ils semblent préférer particulièrement la compagnie des poissonniers, à quelques pas de là. Il fallait traverser leurs étals en évitant d’écraser un matou, occupé à décortiquer une sardine. Une certaine souplesse est requise pour enjamber les flaques mélangeant l’eau au sang et autres abats de poissons. Le terrain est glissant. L’enjeu étant de ne pas souiller le bas de son pantalon ou mouiller ses chaussettes.

Ils sont encore six poissonniers à occuper la ruelle, connue jadis pour ce commerce. Les temps ont changé comme la qualité de leurs poissons. Seuls les amateurs éclairés et les vieilles connaissances peuvent déjouer l’arnaque. Les étals, assez assombris par les bâches, sont illuminés par des ampoules. De quoi donner de l’allure à quelques rougets fanés. Leur mise en scène soignée dans leur berceau gélifiée finit par les embellir. On les croirait presque frais. Mais on n’a pas la confirmation des vendeurs. Ces derniers, connus pour leurs cris joyeux vantant une marchandise à bas prix, venue tout droit de la méditerranée, taisent désormais de telles prétentions. Les poissons sont élevés dans des bassins artificiels et assez chers, même à Sabbaghine.

Une fois les poissonniers dépassés, on est transporté dans un autre monde. La circulation est plus fluide. La lumière du ciel jaillit. Le brouhaha des passants et des chats s’atténue peu à peu. Les mannequins en plastique vêtus d’habits masculins prennent désormais la place. Des baskets ici et là, confirment qu’on est ici dans la partie du souk dévolue aux vêtements.  Mais l’attention reste de rigueur. De nombreux transporteurs de marchandises appellent les passants à leur céder le passage. Certains invectivent les flâneurs au risque de les heurter.

Au marché informel, la corruption fait loi

C’est ainsi qu’apparait Khaled, 34 ans, dont 8 passées à travailler comme transporteur de marchandises, des grossistes vers les détaillants. Originaire de Jelma, il a débarqué à Tunis depuis une dizaine d’années pour rejoindre ses cousins. Ayant un niveau d’étude primaire, le jeune homme a vu dans le transport des marchandises une opportunité à saisir. Les gains générés par les transports varient entre 3 à 25 dinars, selon la marchandise. Mais la concurrence est rude parmi ses nombreux collègues comme l’est aussi le trajet. « Il faut dépasser tous les passants et esquiver notamment les contrôles policiers », se plaint-il.

Si pour les premiers, il a acquis avec le temps la patience pour une telle manœuvre, face aux policiers, il est assez démuni. Un policier tenant à respecter la loi, implique une marchandise intransportable car sans facture. Heureusement pour lui, les policiers sont souvent prêts à échanger leur fermeté contre quelques dizaines de dinars. La somme est tributaire de l’humeur de l’agent. Elle peut varier entre 20 et 100 dinars. Khaled voit surtout le côté pratique des choses. « A quoi bon faire semblant et nous embêter », s’exclame-t-il. La colère de Khaled n’équivaut en rien à celle de Riadh, faisant face à une saisie de marchandises. Propriétaire de boutiques de vêtements dans le souk, il est victime de ce qu’il appelle « une revanche » policière. Refusant la somme « exagérée » de 50 mille dinars, d’après lui pour un laissez-passer d’une marchandise estimée à plus de 200 mille dinars, il a essuyé un retour de bâton avec la saisie de cette dernière.

Originaire également de Jelma, ce quinquagénaire s’est installé à El Sabaghine depuis une dizaine d’années. Pour devenir propriétaire de son commerce, il a dû vendre des terres au bled. Un investissement rentable à l’époque. Les affaires allaient bon train avec un pays voisin, la Libye. De la marchandise venue de Turquie entrait à travers les frontières terrestres pour accoster dans des dépôts à Jelma ou encore à Kasserine. Le gros de la besogne était fait. Il fallait juste transporter la marchandise de ces dépôts vers d’autres à Tunis.

Une étude réalisée par la Banque Mondiale et présentée par l’Institut tunisien d’études stratégiques (ITES) sur l’économie parallèle en Tunisie a montré que cette dernière emploie 41,5% de la population active dont 53,7% sont des hommes. L’économie parallèle attire 55% des personnes n’ayant pas poursuivi leurs études au-delà de l’école primaire.

A El Sabbaghine, les policiers ferment les yeux sur ce trafic moyennant quelques compromis. Les agents donnent pourtant bien l’air de ne pas badiner avec la loi en effectuant parfois des descentes nocturnes lors de la disposition de la marchandise dans les boutiques. Toutefois, ils sont vite amadoués pour une somme variant entre 100 et 500 dinars, nous racontent les marchands. Ces derniers trouvent leurs comptes comme les policiers, sans oublier ce qu’ils désignent comme « les délateurs ». Ces derniers scrutent les mouvements de la marchandise et appellent les policiers pour une descente expéditive. Ils y gagnent au passage une petite récompense en guise de commission.

Les rapports houleux entre les policiers et les commerçants reflètent le lien qu’entretient l’Etat avec cette population.

L’Etat ferme les yeux ou resserre l’étau sur cette communauté selon les conjonctures politiques et économiques. Ses représentants, en l’occurrence les policiers, participent à ce jeu. Leurs liens avec les commerçants sont compliqués. Tantôt, ils sont leurs complices en rentabilisant leur laisser faire, tantôt leurs ennemis avec des animosités et de la violence réciproques,

souligne le sociologue Foued Ghorbali.

Ce jeu est destiné à perdurer en absence d’une vision globale de l’économie, prédit- il. « Dans cette dynamique, il y a l’Etat mais aussi les acteurs de l’économie formelle d’un côté et informelle de l’autre côté. Ces derniers sont les refuges des classes moyennes et populaires. Mais également du secteur formel qui s’approvisionne auprès d’eux. Ils créent aussi eux-mêmes de l’emploi. L’Etat le sait bien et n’a pas une alternative, ni pour la paupérisation généralisée des Tunisiens, ni pour les Jelmois. S’il mettrait fin à leur activité, il risque de les livrer au chômage et à la délinquance », analyse le sociologue, spécialisé dans l’exode rural et la marginalité sociale, plus particulièrement celle des Jelmois.

Vieux partants, jeunes arrivants

La localité de Sabaghine comptait en 2004, 2.630 habitants. En 2014, ils ne sont que 1.939 à y résider, selon le recensement de l’Institut national des statistiques (INS). Le nombre des ménages est passé de 743 à 585 durant la même période, d’après la même source.

La délégation de Jelma comptait 28.626 habitants âgés de 15 ans et plus en 2014 dont 13.987 sont des hommes, indique l’INS. Beaucoup de ces hommes se sont installés dès les années 90 à Bab Jazira. Ce qui les unit, outre le lieu de naissance et l’activité, c’est essentiellement le lien du sang, explique Foued Ghorbali, sociologue, à Nawaat.

Ce sont des cousins, venus essentiellement des territoires ruraux de Jelma. Ils ont pu avec le temps occuper cet espace et évincer- symboliquement- les habitants d’origine. La solidarité entre eux et l’exclusion, par l’usage de la force des fois, de ceux qui leurs sont étrangers, ont imprégné le lieu. Ils se sont forgés une nouvelle identité citadine. Et plus on les stigmatise, plus cette identité se renforce et se crispe des fois,

ajoute le sociologue.

Issam, 30 ans, est venu il y a 10 ans de Sbiba (Kasserine), il a travaillé d’abord comme transporteur de marchandises avant de devenir un apprenti dans une boutique de vêtements appartenant à un cousin. Après avoir résidé à El Hafsia avec ses cousins, ils ont déménagé à El Mourouj. C’est là-bas qu’il compte s’installer après son mariage avec une fille de sa région. Un projet ambitieux aux yeux de Khaled. Le transporteur compte bien épouser une fille de sa Jelma natale mais pas de la ramener à Tunis. « Je n’ai pas les moyens pour louer une maison ici », confie-t-il.

En attendant que son projet se concrétise, il faut composer avec le marasme économique frappant le commerce des vêtements. «Le chaos libyen a rendu difficile l’entrée de la marchandise via ses frontières. Heureusement qu’il nous reste la frontière algérienne », regrette un des marchands. Mais comme ailleurs, le Covid est passé par là. Depuis, les affaires piétinent. Les boutiques sont désertées. « Les gens n’ont plus les moyens d’acheter du neuf. Ils se tournent vers la fripe », lance Habiba, une femme habitant le quartier. Si Issam s’est installé à Tunis à l’âge de 20 ans, nombreux sont les jeunes jelmois déscolarisés venus travailler à El Sabbaghine dès l’âge de 14 ou 15 ans. Une catégorie vulnérable en proie à la délinquance.

Selon le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), 100 mille Tunisiens abandonnent leur scolarité chaque année. 55% d’entre eux dès le collège. Les régions les plus concernées par ce phénomène sont Sidi Bouzid, Kasserine, Jendouba et Kairouan. Les enfants déscolarisés ayant des démêlés avec la loi constituent 57.58% du total des affaires examinées par les délégués de l’Enfance en Tunisie en 2019.

Issa habite le quartier depuis 1957. Sa famille originaire du Cap-Bon s’est installée à El Sabaghine pour vendre des produits alimentaires. L’endroit était destiné à ce commerce. « Il ressemblait au marché central d’aujourd’hui. Il y avait aussi des teinturiers », se souvient-il. C’est cette profession qui a donné son nom à ce quartier de Tunis. Aujourd’hui, il n’en reste plus que quatre. Leurs anciennes boutiques sont occupées par des cuivreries.

La transformation du visage de la vieille ville n’est pas l’apanage du quartier d’El Sabaghine. Il touche toute la médina, commente le sociologue.

Ces vestiges historiques ont été marginalisés par l’Etat. Les vieux habitants déclassés socialement. En absence d’une politique urbaine et économique, beaucoup ont abandonné la médina vers d’autres quartiers, laissant la place à une autre population,

relève Ghorbali.

Une immersion dans les ruelles dévoile une autre réalité. Le puits dont les teinturiers se servaient jadis pour le lavage n’existe plus. Il est désormais recouvert par une montagne de déchets où gisent les restes déchus de toutes les professions des alentours. Juste à côté, des jeunes hommes armés d’imposants chalumeaux et dénués de toute protection, s’attèlent à carboniser des têtes et des pieds de vaches, dans un grand nuage de fumée. L’odeur des abats parvient ainsi jusqu’à la rue principale.

Issa, résidant à quelques pas de cet endroit, ne semble pas dérangé par le spectacle. Il s’est accommodé à ce nouveau visage d’El Sabaghine, même s’il paraît nostalgique d’un temps révolu. «Avant, il y avait des Italiens et des Maltais. Mon commerce était une usine de pâtes appartenant à un Italien. Ma maison, la propriété d’un autre. Au fil des années, ils ont quitté le quartier», raconte-t-il.

Paupérisation, communautarisme et criminalité

Le toit de sa maison surplombe le quartier. Il énumère les vestiges du passé : des maisons délabrées, un ancien lycée déserté, l’église abandonnée, le bain maure transformé en boutiques de vêtements : «Le propriétaire a décidé de cette conversion. C’est plus rentable», renchérit-il.

De ces maisons fantômes, on voit pourtant du linge d’hommes à sécher. Certaines sont louées : «Les gens de Jelma étaient prêts à offrir aux propriétaires le double du loyer habituel. Ils y habitaient à plusieurs. C’est ainsi qu’ils ont pu occuper 80% du quartier ». D’autres maisons sont parfois saccagées par une population également venue de Jelma appelée “les Somaliens”, un surnom à la connotation péjorative puisque cette origine évoque dans l’imaginaire collectif tunisien un ensemble de clichés tels que la guerre, la famine et la piraterie.

«Ce sont des transporteurs pour la plupart d’entre eux. L’été, ils dorment par terre sur les toits».  Ils sont aussi connus pour leur conduite particulière, mêlant consommation d’alcool à usage médical et de drogues aux jeux de hasard. Et tout ce remue-ménage tourne parfois mal. «Il suffit que l’un d’eux soit attaqué pour qu’ils se divisent en clans et se déchainent », se désole le commerçant. « Il ne se passe pas un jour sans braquage, vol, etc », se lamente sa femme.

Ils ne comptent pas déménager pour autant, comme tant d’autres habitants du quartier. «Plus de 50% des habitants d’El Sabaghine sont partis. Seuls ceux qui n’ont pas les moyens de faire autrement restent», raconte Issa. C’est qu’il tient à rester pour veiller notamment sur ses commerces et dépôts. «Cette année, des voleurs ont forcé les portes à maintes reprises», dénonce-t-il. Souvent pointés du doigt, « les Somaliens » ne sont pas les seuls accusés. Il y a aussi de nombreux jeunes originaires du quartier et au chômage.

En somme, à El Sabaghine, la précarité se conjugue avec la criminalité. Ce qui ne fait pas le malheur de tout le monde. Ainsi, la police y trouve-t-elle aussi son compte. « Si l’un d’eux est arrêté, tout le clan se mobilise pour cotiser et le faire sortir. Et rebelote », enchaine Youssef, un sexagénaire du quartier. Et ils ont de quoi remplir leurs poches puisque ces pratiques s’étalent jusqu’aux ruelles de la médina de Tunis. Là où le commerce des produits de contrebande prospère.