Le décret-loi présidentiel sur la réconciliation pénale est censé éviter l’incarcération aux auteurs de délits économiques et financiers, en les incitant à investir les sommes détournées dans des projets de développement dans les régions défavorisées. Et contrairement aux projets de loi devant être approuvés par le Parlement, ce décret est devenu effectif dès sa parution au Journal Officiel le 20 mars 2022, le jour de la fête de l’Indépendance.
L’Instance provisoire chargée du contrôle de la constitutionnalité des projets de loi (IPCCPL) ayant été dissoute dans le cadre des mesures exceptionnelles ordonnées par la présidence le 22 septembre 2021, le décret-loi sur la réconciliation ne pourra donc être contesté par aucune institution officielle. Ce faisant, le président de la République Kais Saied a donc fini par réaliser un objectif formulé à moult reprises.
Il a ainsi déclaré, lors de la réunion du Conseil de sécurité nationale du 31 mars 2020 :
Il y a beaucoup d’argent, mais guère réparti équitablement. En 2012, une source gouvernementale a relevé que le montant exigé des individus impliqués dans la corruption était estimé entre 10 et 13,5 milliards. Pourquoi cet argent ne reviendrait-il pas au peuple tunisien ? […] A l’époque, j’avais proposé à certains membres de l’Assemblée constituante un règlement pénal avec eux [les hommes d’affaires impliqués dans des délits financiers]. Le nombre des auteurs de ces malversations était de 460, pour 265 délégations. J’ai proposé que ces individus soient classés par ordre décroissant, selon leur implication [dans la corruption]. Les sommes récupérées seront reversées aux délégations par ordre de priorité, des plus pauvres aux moins démunies, sous le contrôle et la supervision d’une commission régionale.
Une impression de déjà vu
L’article 4 des dispositions générales du décret-loi prévoit « la réalisation de la réconciliation nationale dans le domaine économique et financier », via l’assainissement de la situation juridique des concernés. Ainsi les peines et sanctions encourues par les auteurs de délits économiques et financiers seront-elles abrogées. Or ces procédures semblent quasiment calquées sur celles avancées par le projet de loi proposé par l’ancien président de la République, Béji Caïd Essebsi, sur la réconciliation dans les domaines économique et financier. Les défenseurs de l’initiative entendaient ainsi « tourner la page du passé, pour aboutir à la réconciliation, afin de réaliser le noble objectif de la justice transitionnelle». Dans les faits, il s’agira de détourner le processus qui devait nécessairement passer par cinq étapes : l’établissement de la vérité, la préservation de la mémoire, la reddition des comptes, puis la réparation et la réhabilitation, devant déboucher sur la réforme des institutions. Un processus supposé aboutir à une réconciliation nationale globale.
Sur ce plan, Samar Tilili, une activiste du mouvement «Manich Msameh» (je ne pardonne pas), a déclaré à Nawaat :
le contexte des deux initiatives est différent. Mais dans les deux cas, nous sommes face à une réconciliation affichant les mêmes objectifs, et défendue avec les mêmes arguments. Je suis très réservée à l’égard de cette réconciliation.
Dans les faits, la réconciliation pénale concerne les délits financiers et économiques commis avant l’année 2011, et jusqu’au 20 mars 2022, date de la promulgation du décret. Selon ses dispositions, les poursuites pénales sont abandonnées en échange du versement de montants compensatoires affectés à la création de projets dans les régions les plus démunies. Les revenus des projets sont versés à hauteur de 80% aux délégations. Les 20% restants sont destinés aux collectivités locales, en tant que contributions au capital de sociétés communautaires, qui peuvent prendre la forme d’entreprises privées.
En somme, le décret-loi du président Saied concerne les crimes économiques relevant des fonds publics ou des biens de l’État, les fraudes fiscales ou aux changes, ainsi que la corruption et le blanchiment d’argent. Alors même que le projet de Caid Essebsi excluait la corruption et le détournement de fonds publics du champ d’application de l’amnistie.
En outre, le décret-loi de Saied permet aux auteurs de crimes économiques d’éviter les sanctions pénales, en échange du versement de montants destinés à compenser les sommes détournées des finances publiques, avec en sus 10% d’intérêt par année, à compter de la date du délit. Alors que le projet de loi de son prédécesseur, recommandait à cet égard un intérêt de 5%.
Le décret-loi de Saied prévoit la création au sein de la Présidence de la République d’une commission composée de 8 membres, dont des magistrats et des membres des organes de contrôle financier. Cette commission est chargée d’instruire d’office les dossiers, ou à la demande des individus concernés par la réconciliation. Le projet de loi de Caid Essebsi, prévoyait quant à lui, la création d’une commission au sein du gouvernement, comprenant des représentants des ministères et de l’Instance Vérité et Dignité. Les membres des deux commissions sont soumis à l’obligation de déclarer leurs patrimoine et intérêts.
A cet égard, Salsabil Klibi, professeure de droit constitutionnel, déclare à Nawaat :
La commission instituée au sein de la Présidence de la République n’est pas un organe juridictionnel et n’est pas soumise au principe du double degré de juridiction tel que prévu par la Constitution. Ce qui est à la fois étrange et effrayant.
Cette commission doit statuer sur les demandes de réconciliation pénale dans un délai de quatre mois. En outre, un compte est ouvert au trésor public sous la dénomination «Compte des recettes de la réconciliation pénale pour le financement des projets de développement». Au sein du ministère de l’Economie, sera créée une commission chargée de l’étude, du suivi, et de la mise en œuvre des accords de réconciliation, ainsi que des projets dans les régions. Elle comprendra neuf membres nommés par arrêté présidentiel.
Pour sa part, la militante Samar Tlili a déclaré à Nawaat :
A l’heure actuelle, il n’y a aucune justification à la réconciliation pénale. Ce n’est pas ce dont nous avons besoin maintenant. La justice ordinaire peut traiter des affaires d’amnistie fiscale, etc. Il n’est pas possible d’entamer l’étude des projets sans estimer précisément leurs coûts. On ne connait pas l’identité des hommes d’affaires concernés par ce décret-loi, ni comment ils seront contraints de contribuer à la réalisation de ces projets. Il s’agit d’une démarche arbitraire ». De son côté, Salsabil Klibi a rappelé l’existence de textes juridiques réglementant le volet fiscal, relevant ainsi implicitement l’inanité du décret-loi sur la réconciliation pénale.
Justice transitionnelle malmenée
Dans les faits, la démarche de la réconciliation pénale paraît empiéter sur le processus de justice transitionnelle. D’un côté, la loi organique n°2013-53 du 24 Décembre 2013 relative à l’instauration de la justice transitionnelle a mis en place des chambres judiciaires spécialisées dans les affaires liées aux graves violations des droits de l’homme. L’article 8 de ladite loi dispose en outre que les chambres statuent également sur les affaires portant sur les violations liées à la fraude électorale et la corruption financière, le détournement des deniers publics. A noter que la Commission d’arbitrage et de réconciliation de l’Instance Vérité et Dignité s’est également engagée à examiner les demandes de conciliation financière.
Sur ce point, l’avocat et ancien juge administratif Ahmed Souab déclare à Nawaat :
Seules quatre personnes, dont Imed Trabelsi et Slim Chiboub, ont bénéficié de la procédure d’arbitrage et de réconciliation. Quant aux affaires restantes, elles sont toujours examinées par les Chambres spécialisées en justice transitionnelle.
Sur ce plan, la professeure Klibi relève toutefois que dans le cadre du processus de justice transitionnelle, et tel que stipulé dans les dispositions transitoires de la constitution de 2014, le principe de la non-rétroactivité de la loi n’est pas recevable. Par conséquent, les procédures de justice transitionnelle ne peuvent être remplacées par d’autres mesures.
Par ailleurs, la période concernée par la réconciliation pénale recoupe celle relevant du processus de justice transitionnelle. La première a été fixée de 2011 à 2022, alors que la justice transitionnelle concerne la période de 1955 à 2013. Or, le décret-loi sur la réconciliation pénale entraîne l’abandon des peines :
La conclusion de la conciliation pénale définitive entraîne l’extinction de l’action publique et l’arrêt des poursuites ou du procès ou l’extinction de la peine.
Article 35, Décret-loi sur la réconciliation pénale
Si le réconciliant est visé par un jugement par contumace ou par l’exécution d’une peine privative de liberté, le procureur général près la cour d’appel ou le procureur de la République prononce la prescription de la peine en vertu de la réconciliation, et en informe les surveillants de la prison pour acquitter le réconciliant.
Article 36, Décret-loi sur la réconciliation pénale
Or le crime de blanchiment d’argent, concerné par le décret de réconciliation, est passible d’un à six ans d’emprisonnement et d’une amende de cinq mille à cinquante mille dinars, en vertu de l’article 93 de la loi organique n° 2015-26 du 7 août 2015, relative à la lutte contre le terrorisme et à la répression du blanchiment d’argent. Comment l’auteur d’un crime associé au terrorisme pourrait-il donc bénéficier d’une procédure lui évitant une sanction pénale ?
En somme, la démarche du décret-loi sur la réconciliation entraîne donc l’unification du processus de récupération des fonds spoliés réglementé par le décret n° 13 de 2011 portant confiscation d’avoirs et de biens meubles et immeubles, et le décret n° 68 de 2011 relatif à la création d’une commission nationale de gestion d’avoirs et des fonds objets de confiscation ou de récupération en faveur de l’Etat.
Au final, l’initiative présidentielle pourrait conduire à l’abrogation de ces dispositions et à leur remplacement par le décret sur la réconciliation.
Sans égard pour les instances déjà en place, le président de la République avait promulgué, le 22 octobre 2020, un décret portant création d’un comité relevant de la présidence, pour recouvrir l’argent et les biens existants à l’étranger. Cette initiative avait déjà suscité les critiques de bon nombre de juristes.
L’IPCCPL a été dissoute par la volonté du président Kais Saied. Et en l’absence d’une assemblée législative garantissant la discussion des projets de loi, la transparence des débats, la présence des médias et des organismes spécialisés, la suite des événements paraît plus que jamais tributaire de l’humeur présidentielle.
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