Datant du 22 octobre 2020, un décret présidentiel relatif à la création d’un comité spécial auprès de la Présidence de la République pour le recouvrement des biens mal acquis existants à l’étranger vient de paraître au Journal Officiel de la République Tunisienne (JORT). L’intention du président de la République de recouvrir les fonds usurpés a été exprimée à maintes reprises, et s’est matérialisée par ce décret présidentiel et par un projet de loi pas encore déposé au parlement mais fuité sur certains sites.

Cette initiative législative prévoit des mesures exceptionnelles pour recouvrir les deniers publics et les investir dans des projets de développement dans les régions, selon la règle de discrimination positive. Kais Saied a explicitement évoqué la nécessité de recouvrir les biens usurpés lors de son allocution d’ouverture de la réunion du Conseil de la Sécurité Nationale datant du 31 mars 2020. Pour lui, il faut parvenir à une « réconciliation pénale » vis-à-vis des personnes poursuivies en justice pour des affaires de corruption et de malversation, en exploitant l’argent gelé dans leurs comptes pour créer des projets de développement régional. Il a de même rappelé la nécessité de recouvrir les fonds usurpés du peuple tunisien dans son discours du 23 mai 2020 à l’occasion d’Aïd Al-Fitr.

Entre Carthage et la Kasbah : Conflits de compétence ?

Les articles 77 et 78 de la Constitution prévoient les prérogatives du président de la République qui détermine les politiques générales des domaines de la défense nationale et des relations étrangères. Dans cette optique, la professeure de droit Salsabil Klibi explique à Nawaat que la création du comité pour le recouvrement des biens mal acquis relève d’une « interprétation élargie de la Constitution » qui considère que le recouvrement des biens mal acquis existants à l’étranger exige un « déploiement diplomatique ».

L’ancien magistrat Ahmed Souab relève quant à lui plusieurs « violations » observées dans ce décret présidentiel. « D’abord, la création des services administratifs relève exclusivement de la compétence du chef du gouvernement, conformément à l’Article 92 de la Constitution. Ensuite, le chef de l’Etat détermine les politiques générales en matière de relations étrangères et n’entre pas dans les détails techniques de la chose. De plus, le présent décret présidentiel modifie le décret-loi N°15 de l’année 2011 portant création d’un comité national du recouvrement des biens mal acquis existants à l’étranger. Or, les décrets-lois promulgués après le décret relatif à l’organisation provisoire des pouvoirs publics ne peuvent être amendés ou modifiés qu’à travers une loi organique, et non pas par décret présidentiel », explique Souab.

Pour sa part, la constitutionnaliste Salsabil Klibi conteste la composition du comité. « Le vrai problème par rapport à ce comité est sa composition ». Et d’ajouter : « Le comité tel que prévu par le décret présidentiel se compose de ministres. Comment des membres du gouvernement peuvent-ils exercer d’autres fonctions au comité relevant de la présidence de la République ? »

En vertu de l’article 2 du décret présidentiel, le comité est chargé de l’évaluation des « différentes mesures qui ont été prises pour le recouvrement des biens mal acquis existant à l’étranger ». Cette mesure fait partie du processus de justice transitionnelle, régi par une loi organique. « La Justice Transitionnelle ne peut pas être réglementée par un décret présidentiel. Ça ne marche pas ! », conteste Salbsail Klibi.

Recouvrement des biens mal acquis à l’étranger depuis 2011

Selon une intervention l’ancien ministre des domaines de l’Etat Ghazi Chaouachi lors de son audition par la Commission parlementaire de la réforme administrative le 8 juin 2020, l’Union Européenne a gelé 47 comptes bancaires revenant à des hommes d’affaires tunisiens sur un total de 112 personnes, depuis juin 2011. La période de gel se renouvelle une fois par an. D’autres personnes concernées par la procédure de confiscation ont été sanctionnées et leurs comptes ont été gelés. Le Canada a bloqué les comptes de 8 personnes, le Liban 5 personnes et la Suisse 48 personnes.

Pour ce qui est des biens qui ont été récupérés, l’ancien ministre cite :

  • Un avion de la Suisse dont Sakhr El Matri détient 50% du capital
  • Un yacht de l’Italie de Kais Ben Ali
  • 28 millions de dollars du Liban de Leila Trabelsi
  • Un chèque de 250 mille euros de Sofiane Ben Ali
  • 3,5 millions de francs suisses de Slim Chiboub (déposés à la trésorerie tunisienne)

La confiscation des biens est une procédure mise en place par l’Etat depuis 2011 pour notamment rompre avec l’enrichissement illicite et redistribuer les richesses de manière équitable. Elle est régie respectivement par le décret-loi N°13 de l’année 2011 portant confiscation d’avoirs et de biens meubles et immeubles,  le décret- loi N°15 de l’année 2011 relatif à la création d’un comité national du recouvrement des biens mal acquis existants à l’étranger et le décret-loi N°68 de l’année 2011 relatif à la création d’une commission nationale de gestion d’avoirs et des fonds objets de confiscation ou de récupération en faveur de l’Etat. La mission du comité de recouvrement des biens existants à l’étranger créé auprès de la Banque Centrale en vertu du décret-loi N°15 est limitée pour une durée de 4 ans.  Elle a été dissoute en 2015 et  ses compétences sont transférées au chargé du contentieux de l’Etat.

Cette mesure relève du processus de justice transitionnelle, qui peine à s’achever, faute de réformes institutionnelles, de textes juridiques éparpillés et de volonté politique.