Depuis le début de la pandémie, les artistes tunisiens ont été amenés à s’adapter aux rebonds successifs du Covid-l9. Alors que l’été était censé sonner la reprise de leurs activités, la dernière vague du coronavirus a coupé court à cet élan. Les festivals et autres manifestations culturelles ont été annulés. Le monde culturel au plus mal depuis plus d’un an et demi de crise sanitaire, est désormais aux abois.

Les festivals de Carthage et de Hammamet, sous la tutelle du ministère, figurent parmi les événements culturels les plus attendus chaque été.  Après avoir annoncé leur programmation, les organisateurs ont été pris de court par la 4ème vague du Covid. « Du coup, l’organisation du festival ne se posait même plus», affirme à Nawaat, Lassaad Saied, directeur du centre culturel international de Hammamet (CCIH). « Face aux nombres de décès dus au Covid-19, l’heure n’était plus aux festivités. Ce n’est pas tenable ni éthiquement, ni sur le plan logistique », ajoute-t-il.

Adaptations et reports successifs

Même son de cloche du côté du directeur du festival de Carthage, Imed Alibi. « Depuis le début de la crise sanitaire, on a essayé de s’adapter au mieux à la conjoncture. On a mis en place des plans répondant à différents scénarios. Le premier incluant la programmation d’artistes internationaux. On s’est aperçu très vite que ce plan n’est pas tenable face à la persistance de la crise et le retard dans la vaccination. Les artistes étrangers ne pouvaient pas venir. Nous nous sommes tournés vers une deuxième option misant essentiellement sur la programmation d’artistes tunisiens ». Initialement prévu pour la période du 8 juillet au 17 août, le festival de Carthage a été reporté. Idem pour le festival de Hammamet programmé entre le 10 juillet et le 14 août.

Le 14 juillet, le ministère des Affaires culturelles avait annoncé un report de ces deux festivals pour le mois d’août. Seuls des artistes tunisiens devaient se produire, et ce, devant des théâtres à moitié vides, voire totalement vides. Les spectacles devaient être retransmis en direct. « Même l’option streaming n’était pas possible. Face à l’ampleur de la crise sanitaire, on ne pouvait pas rassembler plusieurs personnes travaillant sur un spectacle dans un même endroit. On se devait d’éviter que le virus se propage », explique le directeur du festival de Hammamet. Finalement, Alibi comme Saied ont prévu une programmation pour l’automne.

Pour Alibi, la problématique n’est pas d’ordre financier : « de toute façon, le festival n’est pas destiné à générer des bénéfices », explique-t-il. Cette année, qu’il s’agisse de Carthage ou de Hammamet, les sponsors habituels n’ont pas mis le paquet. « Pour le festival de Hammamet, cela représente environ une perte de 35% du budget habituel », fait savoir Lassaad Saied.

« La situation est difficile surtout pour les artistes, les techniciens et autres prestataires qui se retrouvent de nouveau à l’arrêt », se désole-t-il.  Les directeurs des deux festivals parlent de centaines de personnes collaborant avec les deux manifestations.

Précarisation des artistes

Parmi les artistes programmés dans le cadre du festival de Carthage, figureJihedKhmiri, directeur artistique et musicien, membre du collectif Erkez Hip-Hop. Indépendamment du report du spectacle de son groupe au Festival de Carthage, l’artiste évoque un arrêt presque total de son travail durant des mois. « Plus de spectacles ni dans les bars, ni dans le cadre de manifestations culturelles. Alors j’ai pu m’en sortir difficilement en comptant sur d’autres ressources. Ce n’est malheureusement pas le cas pour ceux qui vivent uniquement de leur activité artistique », déplore-t-il.

Youssef Hentati, ingénieur du son, abonde dans ce sens. Collaborant avec plusieurs festivals dont celui de Hammamet, il évoque « une situation catastrophique » pour les techniciens. « Beaucoup d’entre eux travaillent en freelance. Ils ont des familles à charge et des frais à payer. Pendant plus d’an, on a essayé de tenir avec des petits projets en comptant sur la reprise des manifestations culturelles pour rebondir », déclare-t-il à Nawaat. Et de s’insurger contre « l’absence de subventions allouées au secteur culturel malgré les aides étrangères ».

Aucune visibilité

Le représentant du festival de Carthage regrette, quant à lui,  « le manque de visibilité » concernant le déroulement de manifestations culturelles contrairement à ce qui a été fait dans d’autres pays ayant annoncé une feuille de route claire pour la reprise.

Directeur du festival « Bardo Fest » et metteur en scène avec Sabah Bouzouita de la pièce de théâtre « Mémoire », Slim Sanhaji regrette, lui aussi, le manque de visibilité dans la gestion du secteur pendant la crise sanitaire. Sa pièce a été prévue dans le cadre du festival de Hammamet. « Cela fait presque deux ans qu’on n’a pas joué la pièce », déplore-t-il. Il a décidé néanmoins le maintien de Bardo Fest qui se déroule du 5 au 18 août en live streaming. Au programme : 10 spectacles entre théâtre, danse et chorégraphie. « Ce maintien permet au moins à des collaborateurs qui ne travaillent pas depuis des mois de reprendre leur activité et tout simplement de se retrouver», souligne-t-il.

D’après lui, l’organisation de Bardo Fest a pu avoir lieu cette année car une version streaming a été prévue dès juin dernier. Cette planification n’a pas été faite à l’échelle du ministère des Affaires culturelles. « Pour eux, l’urgence était uniquement sanitaire. Et ils étaient défaillants en la matière. Que dire d’un secteur culturel ne représentant pas un lobby aussi puissant que celui de l’hôtellerie ou autres », renchérit-il. Et de poursuivre : « Les solutions ne s’improvisent pas. Elles supposent l’existence d’une politique culturelle et de différentes stratégies préalablement établies pour faire face à la crise ». Pour Jihed Khmiri, l’absence d’une réelle mobilisation des artistes pour faire pression sur le gouvernement, comme c’était le cas dans d’autres pays, a pesé dans la marginalisation du secteur. « Hélas, nous sommes éparpillées et c’est un peu le chacun pour soi. Cela ne peut plus durer », lance-t-il. Selon Sanhaji, la mobilisation n’était pas en mesure de changer les choses : « La culture est le parent pauvre du pays. Les décideurs politiques ne se rendent même pas compte de son importance ».

La nécessité d’une refonte

Pourtant, tous sont unanimes pour relever que la crise du Covid-19 a permis de mettre en évidence la nécessité de se réinventer et de réorganiser le secteur. Repenser la culture est d’abord le fait de l’artiste lui-même, estime Imed Alibi. « Il y a des personnes qui travaillent sur des projets artistiques. Et il y en a d’autres qui ne visent qu’à cumuler le plus grand nombre de spectacles, pour engranger un maximum de profit. A l’artiste de choisir où se positionner », expose-t-il. Le directeur du festival de Carthage plaide pour une différenciation entre les manifestations relevant des festivals et ceux de l’évènementiel et autres. Il appelle aussi à un décloisonnement de la culture au-delà de la saison estivale.

Un avis partagé par Jihed Khmiri qui revendique également une refonte du secteur. « La crise nous a montrés que ce statu quo ne peut pas durer. La non-règlementation du statut de l’artiste est l’un des chantiers sur lequel il faut d’urgence s’atteler», plaide-t-il. Un tel projet ne nécessite pas autant de tergiversations, estime l’ingénieur du son Hentati. « On ne va pas inventer la roue. On peut suivre ce qui est fait en la matièredans d’autres pays. Aucune réforme du secteur n’est possible sans une reconnaissance de ses métiers », ajoute-t-il.

Le cas échéant, sans de telles réformes, l’artiste sera toujours fragilisé et otage de toutes sortes de crises à court et long terme, affirment à l’unisson Hentati et Khmiri.