Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Le gouvernement tunisien est confronté à une crise économique aiguë, aggravée par la pandémie du coronavirus. Cela met le gouvernement devant une équation difficile : pomper des ressources financières importantes au milieu d’une crise économique dévastatrice. Cela nécessite des revenus financiers supplémentaires qui ne peuvent pas être ramassés par les mécanismes budgétaires conventionnels. L’essentiel des montants provient jusqu’ici de prêts et de subventions étrangers, mais cela ne suffit pas pour recueillir toutes les ressources nécessaires.  L’État vient de signer un accord avec les banques locales pour emprunter de l’argent et un mécanisme permettant à l’État d’emprunter directement à la Banque centrale est à l’étude.  Le gouvernement continue d’annoncer de nouvelles mesures « douloureuses » pour collecter les ressources nécessaires et a retenu une journée de salaire de tous les employés des secteurs public et privé. Bien qu’elle ait été présentée comme une contribution volontaire, elle ne l’a pas été en fait et a été généralement rejetée par les employés. Ces derniers ont estimé qu’ils étaient une cible facile (c’est-à-dire le bourricot ou « l’âne court »).

Il existe une perception générale parmi une grande partie de l’opinion publique selon laquelle le gouvernement semble réticent à mettre en œuvre des initiatives fiscales qui pourraient générer des revenus importants, par le biais d’autres mesures importantes qui n’ont pas été sérieusement envisagées. Par exemple, le président de la République, lors d’une réunion du conseil de sécurité nationale, a appelé à un arrangement avec les hommes d’affaires qui devaient de l’argent à l’État via les banques nationales. Les montants concernés oscillent entre 7000 et 13000 millions de dinars qui, même à leur niveau minimum, constitueraient une bouffée d’air salutaire pour les finances publiques. Une liste d’hommes d’affaires défaillants circule depuis longtemps, mais les gouvernements successifs n’ont montré aucun intérêt réel à rechercher cet argent ni à essayer de parvenir à un accord pour le récupérer, même par étapes. La lutte contre l’évasion fiscale, problème endémique du pays, ne semble pas être des outils envisagés, au-delà d’une rhétorique creuse. S’il est vrai qu’une stratégie et des mesures contre l’évasion fiscale mettent du temps à être mises en œuvre, le gouvernement n’a pas communiqué à leur sujet ni manifesté un engagement clair à s’attaquer au problème. Le gouvernement précédent, largement soupçonné d’avoir passé sous silence l’explosion de la corruption dans le pays, a utilisé le mantra de la lutte contre la corruption et l’évasion fiscale d’une façon tellement cynique que les gens ne sont plus crédules de l’intention du gouvernement dans ce sens. Inévitablement, tous ces échecs du gouvernement reviennent au premier plan à un moment où les « bourricots » sont obligés de payer.

À y regarder de plus près, l’approche du « bourricot » semble être une politique d’État ou même une culture de gestion publique qui imprègne tous les domaines de l’action publique. Par conséquent, les salariés ont toujours subi le plus gros de la collecte des impôts tandis que les professions « libérales », comme les médecins et les avocats, contribuent beaucoup moins qu’ils ne le devraient. La figure ci-dessous montre que les trois premières sources de recettes fiscales en Tunisie sont la TVA (taxe sur la valeur ajoutée), la taxe sur les salaires et la taxe à la consommation, toutes supportées directement ou indirectement par les salariés et les consommateurs. Les revenus de l’impôt sur les sociétés constituent les trois prochaines ressources fiscales. Dans la plupart des pays où la politique fiscale est plus équilibrée, l’impôt sur les sociétés est généralement la deuxième source de recettes fiscales après la TVA.

Source : https://www.leconomiste.com/article/1017710-recettes-fiscales-le-budget-fait-le-plein

La politique des visas

Nous illustrerons davantage l’approche du «bourricot » dans le contexte des efforts récents du gouvernement pour collecter des revenus supplémentaires, par l’augmentation des frais consulaires ; les frais pour les services fournis par les services consulaires tunisiens à l’étranger.  Les frais des services consulaires allant des services notariaux au passeport et la délivrance des visas et d’autres traitement de documents ont été soumis à une augmentation massive atteignant près de 300%. Les tarifs ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre mais ils ont tous observé des hausses significatives. Pour notre analyse, on a utilisé les tarifs de nos consulats en France, étant donné que c’est le plus grand « marché consulaire » de la Tunisie. En l’absence d’informations sur les revenus antérieurs de ces transactions, on ne sait pas exactement combien l’État peut espérer collecter de cette hausse des frais. Cependant, ce qui est sûr, c’est que les frais de renouvellement du passeport sont le « joyau de la couronne » et ce que la mesure visait en premier lieu. Là et a titre d’exemple, les frais ont augmenté de 30€ à 88€, un triplement ou presque. Pour les Tunisiens vivant à l’étranger et gagnant au moins 5 fois ce qu’un titulaire d’un emploi similaire gagnerait en Tunisie, ces frais pourraient être considérés comme raisonnables. Cependant, et en particulier à la suite de la crise Coci-19, beaucoup ont sombré dans la précarité et pourraient souffrir d’une telle augmentation. Deuxièmement et pour revenir à la thèse principale de cet article, cette mesure semble cibler principalement deux types de clients : les premiers sont les expatriés tunisiens et les seconds les demandeurs de visas. Étant donné que ces derniers proviennent principalement de pays moins nantis, la politique du «bourricot» est par conséquent étendue à d’autres parties “faibles” au niveau international. Fondamentalement, les citoyens des pays qui ne sont pas soumis à l’obligation de visa et qui viennent de pays riches ne sont pas affectés par les augmentations de frais. La carte ci-dessous montre les pays qui bénéficient d’un accès sans visa à la Tunisie (en vert), ceux qui sont exemptés de visa s’ils voyagent en groupe et détiennent des bons d’hôtel (en orange), et les autres dont les citoyens sont tenus d’obtenir un visa auprès des consulats tunisiens à l’étranger avant le voyage (en gris).

La plupart des pays « gris » se trouvent en Afrique, en Amérique latine et centrale, en Asie centrale et en Asie du Sud-Est. Les pays sans visa, à part les pays du Maghreb et certains pays d’Afrique de l’Ouest, ont tendance à être des pays riches d’Europe, d’Amérique du Nord ; l’Argentine, le Brésil et le Chili en Amérique latine ; les pays arabes du Golfe ; l’Australie et la Nouvelle-Zélande et les puissances d’Asie de l’Est (Chine, Corée du Sud, Japon). La politique de justification de la dispense de visa pour les nantis se justifie généralement par l’objectif d’attirer des touristes de ces pays. Inutile de dire que les statistiques de la distribution des touristes entrants ne soutiennent pas cet argument car un grand nombre de pays dont le ressortissants sont dispensés de visa n’ont pas de contingents importants de touristes venant en Tunisie. Cette politique est plutôt le reflet de l’état d’esprit post-colonial qui dicte encore les politiques publiques en Tunisie. De ce fait, les citoyens des pays pauvres sont ceux soumis aux frais de visa élevés: 44,132 et 264 € respectivement pour le transit, l’entrée unique et les entrées multiples. Un exemple qui illustre encore une fois l’approche du« bourricot » transposée dans les relations internationales.

A l’inverse, quand on regarde la carte ci-dessous de l’accessibilité du passeport tunisien aux pays du monde, on remarque immédiatement que la plupart des pays qui ont accès sans visa à notre pays nous imposent un visa en retour. Cela s’applique particulièrement aux blocs riches d’Amérique du Nord, d’Europe (à l’exception de la Serbie et de la Turquie), des pays du Golfe (à l’exception du Qatar) et d’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Des trois principaux pays d’Asie de l’Est, seule la Chine nous oppose un visa. La Chine par ailleurs impose un visa à tous les pays du monde. Il y a aussi des pays qui nous permettent un accès sans visa ou exigent un visa à l’arrivée comme de nombreux pays d’Afrique de l’Est et l’Iran alors que nous leur imposons un visa d’entrée. La hausse des frais de visa aurait pu laisser envisager un retour à la réciprocité avec ces pays.


Source : Wikipedia

L’objectif ici n’est pas d’analyser la politique des visas de la Tunisie, et qui date de longtemps, ni les fondements de ses relations internationales. Celles-ci ont été héritées d’une tradition de soumission de la Tunisie à des impératifs politiques et économiques hégémoniques qui ne sont pas toujours justifiés mais qui sont profondément inscrits dans un État national dont la souveraineté et l’autodétermination sont limitées. La plupart des politiques publiques à cet égard sont dictées de l’extérieur et il existe rarement une base solide pour expliquer comment les politiques contribuent à l’intérêt national. Par conséquent, on ne s’attendait pas à ce qu’une hausse précipitée des frais comme celle-ci remette en question le processus d’élaboration des politiques de l’État. Cependant, et saisissant l’opportunité de la pandémie du Covid-19, il aurait été possible d’inverser partiellement les choses et d’atteindre l’objectif du renflouement budgétaire. Dans la section suivante, nous discutons de la manière dont une nouvelle politique de visa, ne suivant pas une approche de« bourricot » est possible et financièrement très rentable en ces temps de pénurie fiscale.

Flux des touristes en Tunisie

En termes de nombre de visiteurs en Tunisie, 2018 a été la meilleure année après la révolution pour être ensuite largement dépassée en 2019. Le nombre total de touristes qui ont visité le pays était d’environ 8 millions dont 2.368.444 étaient européens et 27.249 chinois. Nous limiterons notre analyse à ces deux catégories car les pays qui y sont liés imposent un visa aux détenteurs de passeports tunisiens pour entrer dans leur pays alors qu’ils sont dispensés de cette obligation pour venir en Tunisie. Les autres catégories sont les pays du Maghreb qui ne nous imposent pas de visa, les résidents tunisiens à l’étranger, ou d’autres nationalités incluant à la fois des pays qui imposent des visas et d’autres qui ne le font pas.

Source : African Manager, 27 décembre 2018

Si la réciprocité était adoptée et que nous imposions un visa aux pays qui nous imposent cette formalité, alors et sur la base des statistiques de 2018, environ 2.400.000 personnes supplémentaires devraient payer des frais pour obtenir un visa. Le tableau ci-dessous présente trois scénarios de revenus supplémentaires provenant de l’adoption de la réciprocité en matière de visas. On a utilisé le coût d’un visa pour une entrée unique.

Frais de visa 0 (situation actuelle) Anciens frais de visa (30€) généralisés à tous les pays Nouveaux frais de visa (132€) généralisés à tous les pays Frais de visa fixés à un niveau intermédiaire (66€) pour tous les pays
2400000 0 72 M € 316,800 M € 158 400 M €

Le scénario moyen est d’environ 500 M TND et le scénario haut est d’un milliard de dinars de revenus supplémentaires. Bien sûr, avec le faible nombre de touristes prévu cette année, le cas échéant, les revenus prévus ne seraient pas réalisés. Cependant, cela rend d’autant plus opportun de changer de politique cette année comme il ne devrait pas y avoir de retombées négatives. De plus, un tel changement de politique ne vise pas seulement à générer des revenus supplémentaires cette année, mais à garantir des revenus importants pour l’avenir.

L’apologétique de la politique actuelle du “bourricot” s’opposera probablement à tout changement au motif que si des frais de visa leur sont facturés, les touristes ne viendraient plus en Tunisie et iraient ailleurs. J’ai choisi 3 pays parmi nos concurrents immédiats pour examiner cet argument : le Maroc, l’Egypte et la Turquie.

  • 13 millions de touristes ont visité le Maroc en 2019. Le Maroc a une politique de visa similaire à celle de la Tunisie, et même encore plus restrictive car la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest qui ont un accès sans visa à la Tunisie ne bénéficient pas de la même mesure au Maroc. Cependant, pouvons-nous encore nous considérer comme faisant partie du même segment de marché que le Maroc. Le coût de la vie est 36,5% plus bas en Tunisie qu’au Maroc [2] qui se reflète généralement dans le coût d’une visite pour le touriste. La Tunisie est donc dans un segment « bon marché » et le coût du visa n’est pas assez significatif pour pousser les visiteurs de la Tunisie vers le Maroc.
  • La Turquie a attiré plus de 50 millions de touristes en 2019 dont 7 millions de Russes et a une politique de visas très permissive. Le coût de la vie en Turquie est de 39% supérieur à celui de la Tunisie, tout comme au Maroc, les touristes à faible revenu qui viennent en Tunisie ne devraient pas être attirés par les destinations turques.
  • L’Égypte, qui a accueilli 9 millions de visiteurs en 2019, est l’exemple le plus intéressant car seuls les pays du Golfe (à l’exception du Qatar) ne sont pas tenus d’avoir un visa pour entrer dans le pays. Sinon, tout le monde y est assujetti. Cependant, pour la plupart des pays, le visa peut être obtenu à l’arrivée (25$). Peu de pays, principalement en Afrique, sont assujettis au visa avant l’arrivée. Si nous supposons qu’un million des 9 millions provenaient des pays du Golfe, les 8 millions de visiteurs restants auraient rapporté 200 millions de dollars en frais de visa en 2019. Le coût de la vie en Égypte est de 18% supérieur à celui de la Tunisie, mais cela n’empêche pas qu’ils imposent des visas à la plupart des touristes et autres visiteurs. L’argument du coût comme étant prohibitif pour une telle mesure ne tient donc pas.

Le visa n’est pas le problème, mais plutôt le processus. La Tunisie, contrairement à de nombreux pays, n’offre pas de visa à l’arrivée ni de visa électronique. Et tout comme la plupart des autres services administratifs du pays, une bureaucratie lourde et peu fiable rendrait difficile l’obtention de visas dans les consulats tunisiens à l’étranger. Le problème est encore aggravé par le nombre de demandeurs potentiels si une politique de réciprocité était adoptée. Cependant, un nouveau service e-visa est en train d’être mis en place et a été annoncé pour au plus tard cette année[2] Cela permettrait, sans tracas, de demander un visa en ligne et de payer les frais correspondants. La généralisation des visas, sur la base du principe de réciprocité, deviendrait alors possible.

Lâchez du lest au « bourricot »

La Tunisie est confrontée à une situation financière désastreuse du fait de la crise économique que la pandémie de coronavirus a encore aggravée. Dans sa quête de remplissage budgétaire, elle a adopté une politique de « bourricot » en mettant à contribution les salariés et en imposant des tarifs plus élevés aux consommateurs. Le nouveau barème des coûts des services consulaires publié récemment est très révélateur de l’approche problématique de ce gouvernement pour reconstituer les ressources fiscales de l’État afin de faire face à la crise économique. Cette démarche semble bien s’inscrire dans « l’approche du bourricot » qui privilégie les cibles faciles pour collecter des ressources limitées plutôt que de résoudre les problèmes persistants avec les politiques budgétaires nationales afin de renflouer les coffres de l’État de manière beaucoup plus significative. L’État n’a pas réussi à trouver d’autres sources de financement qui engagent des segments plus riches du système économique, qu’ils soient internes ou externes.

Nous avons illustré le fonctionnement de l’approche du « bourricot » dans la politique des visas de la Tunisie et comment une politique des visas plus équitable pourrait générer des revenus supplémentaires importants. Un autre dicton tunisien dit : « Le dos de l’âne n’est pas illimité » pour signifier que l’âne ne peut pas porter plus que ce que son dos permet. Le gouvernement doit être conscient qu’il ne peut pas mettre le fardeau financier de la crise sur le dos du « bourricot » et ne pas s’attendre à une réaction. Il est temps de laisser le « bourricot » tranquille et de chercher des solutions qui équilibrent le poids de la crise sur le dos de chacun.

Notes