L’inflation des prix de la majorité des biens de consommation et des services a galvanisé la mobilisation dans les rues, où les protestations, qui avaient initialement pris la forme de campagnes de sensibilisation et d’appels à s’organiser sous la bannière « Fech nestanaou ? » [Qu’est-ce qu’on attend ?], se sont vite muées en confrontations dans un certain nombre de régions.

Carte des manifestations anti-austérité

Janvier 2018 ne s’avère pas différent des mois de janvier des années précédentes, avec plusieurs mouvements de contestation à travers le pays. La première de ces manifestations cette année a eu lieu le 4 janvier dans la ville d’El Baten, au nord de Kairouan, parallèlement à la campagne « Fech Nestannaw ? » à Tunis, Sfax, Ben Arous et Sousse – pendant laquelle 50 militants ont été arrêtés par la police en moins de 48 heures. La campagne avait été lancée au début du mois sous la forme d’actions de sensibilisation aux dispositions de la loi des finances 2018 et d’appels à l’abrogation des procédures fiscales et de l’augmentation des prix qui en découlent. Par la suite, des mouvements de contestation sont apparus dans d’autres gouvernorats, notamment au nord-ouest dans la ville de Sakiet Sidi Youssef, samedi 6 janvier, après le suicide d’un jeune homme en détresse à cause de sa situation économique et sociale. Dimanche 7 janvier, des mouvements similaires se sont formés à Meknassi, où le bureau local de l’UGTT a appelé à manifester ; à Redeyef, avec une marche coordonnée par le Front Populaire ; et dans les villes minières de Metlaoui et Om Larayes, celles-ci s’étant conclues par des tentatives des manifestants de traverser la frontière vers l’Algérie.

À Tunis, dimanche, les arrestations arbitraires et la réponse sécuritaire du gouvernement au mouvement « Fech Nestenaou ? » ont abouti à un face-à-face musclé entre les forces de l’ordre et les activistes qui marchaient en direction du ministère de l’Intérieur. Entre-temps, la tension montait au sud de la capitale, dans la ville de Thala, qui a connu les affrontements les plus violents entre manifestants et forces de l’ordre. Les troubles se sont prolongés jusque tard dans la nuit de dimanche à lundi dans la ville de Douz au gouvernorat de Kébili.

De Thala à Tunis en 24 heures

L’approche sécuritaire du gouvernement et sa surdité persistante face aux demandes des manifestants ont alimenté une situation déjà tendue, qui a atteint son paroxysme en début de semaine. Dès le départ, la présence accrue des forces de sécurité dans les rues en amont des manifestations laissait présager la recrudescence des violences, ce qui s’est effectivement produit lundi 8 janvier à Thala, Meknassi, Redeyef, Sbeïtla, Kasserine, Kairouan, Melloulèche, Sidi Bouzid, Bouhajla, El Hamma et Gafsa. Les manifestations n’ont pas tardé à s’étendre jusqu’aux abords de la capitale. Dans la ville de Tebourba (gouvernorat de Manouba), Khomsi Yafrni est mort intoxiqué par les gaz lacrymogènes selon les autorités. La famille de la victime a démenti cette cause de décès annoncée dans une déclaration du Ministère de l’Intérieur.

La panique s’est aussitôt installée dans les quartiers d’Intilaka et d’Ettadhamen, à Tunis, où des banques et des magasins ont été pillés. Des incidents similaires se sont produits dans la ville de Redeyef, en l’absence totale des forces de sécurité. Des témoins oculaires ont confié à Nawaat que le retrait soudain de la police avant le commencement des manifestations a été un élément déclencheur, qui a encouragé un certain nombre de délinquants à infiltrer le mouvement de contestation et à procéder aux pillages.

Le chaos pèse sur les positions des partis politiques

Ce mardi matin était relativement calme malgré des mouvements sporadiques à Regueb et Jbeniana, de même qu’à l’avenue Habib Bourguiba à Tunis en présence de forces de sécurité renforcées. Dans la sphère politique et médiatique, toutefois, certains représentants du gouvernement, des partis politiques et des organisations de la société civile ont réagi aux événements de lundi.

La vague d’informations, de reportages, d’images et de rumeurs qui ont envahi les réseaux sociaux et les organes de presse a provoqué la panique générale. Les soutiens aux mouvements de contestation se sont divisés au sujet du chaos qui a éclaté dans les quartiers d’Intilaka et Ettadhamen de Tunis et au dépôt municipal de Kasserine.

Les partis de l’opposition comme le Front Populaire et Attayar campent sur leurs positions par rapport à la loi des finances et affirment leur soutien aux protestations, tout en soulignant leur rejet de la violence et du chaos. La position de l’UGTT a commencé à changer après les événements de la nuit précédente. Le secrétaire général du syndicat, Noureddine Taboubi a dénoncé l’organisation de manifestations nocturnes en toutes circonstances. D’autre part, les récents incidents ont été perçus comme un complot politique contre la coalition au pouvoir, comme une tentative irresponsable de l’opposition de manipuler la situation économique difficile à des fins politiques. Dans ce contexte, Ennahdha était le plus véhément à l’égard des manifestations, désignant coupables ce qu’il appelle les « partis politiques à tendance gauchiste anarchiste ».

Ces positions politiques n’ont néanmoins pas affaibli l’ardeur des contestations, qui se sont transformées une nouvelle fois en confrontations mardi soir, dans d’autres régions du pays à l’instar de Soliman (gouvernorat de Nabeul), la ville de Béja, Testour, Nafza, et la ville de Sfax. Cette tendance s’est maintenue avec des incidents de pillages et de violences, à Kabaria et Intilaka (Tunis), Bouarada (Kairouan), Thala, Ezzouhour (Kasserine), Meknassi (Sidi Bouzid), Gafsa et Douz (Kébili).

Le gouvernement de Chahed dans une situation critique

Le premier Ministre Youssef Chahed, qui a choisi de visiter une base militaire à Remada au beau milieu des manifestations, s’est exprimé dans une première déclaration, faisant savoir que ce qu’il constate ne sont pas des protestations mais seulement du pillage et de l’anarchie. Son discours est annonciateur de son intention de ne pas reculer quant à l’application de la loi des finances qui est à l’origine de cette situation. Une opinion confirmée par le porte-parole officiel du gouvernement Iyed Dahmani, qui considère que la récente hausse des prix est « un médicament au goût amer mais un bon remède ».

Le gouvernement de Chahed fait face à la troisième vague de mouvements de contestation de grande ampleur depuis janvier et avril 2017. Mais même si les événements actuels ressemblent aux soulèvements précédents, c’est bien la première fois que les manœuvres traditionnelles ne fonctionnent plus. L’exigence de réexamen de la loi des finances qui continue de mobiliser à travers le pays indique clairement quelles sont les cartes laissées entre les mains du gouvernement. Et cette fois, les visites de délégations ministérielles dans les régions, l’organisation de réunions de négociation, et les promesses de recrutement dans des sociétés environnementales ne suffiront pas.

La crise actuelle dépasse la capacité du gouvernement à absorber la colère populaire dans les régions, une tactique qu’il avait pourtant maîtrisée depuis 2011. Sa stratégie consistait à contenir les vagues de colère en dehors de la sphère politique influente, affaiblissant les mouvements sociaux en les traînant dans des négociations triviales sur des petits bouts de revendications sectorielles, et en révisant des politiques gouvernementales et des choix économiques qui ont prouvé leur échec.