Cela se fait rare, un film qui ne laisse pas le regard tranquille. On connaît peu de courts métrages, dans la cinématographie tunisienne émergente, dans lesquels le geste documentaire nous éloigne nettement du tout-venant des formats du genre. On aurait pu le parier d’avance : après Pousses de printemps, son premier documentaire réalisé en 2014, mais avec l’audace de qui ne veut rien devoir à personne, Intissar Belaid revient dans Beyond the silence sur le rapport avec son grand-père. Le moins qu’on puisse dire de ce court-métrage est qu’il nous oblige à penser deux fois à ce qu’il nous donne à voir. Si sa forme se décante sur fond d’un récit en bribes, le film se rebiffe à quarante-huit images par seconde.

Entre deux regards, Beyond the silence fait passer le rasoir d’Occam dans ses images. Intissar Belaid filme son grand-père chez lui, dans son village keffois, avec sa deuxième femme et leur petite fille adoptive de dix ans. Il est question du temps qu’il fait, de souvenirs, de filiation. Mais le film ne cherche pas à faire récit de vie, encore moins à retracer une trajectoire. Car ce qui intéresse la cinéaste, c’est plutôt la lame de fond qui fait qu’avec son grand-père, elle ne partage presque rien, sauf peut-être un rapport au temps et le même attachement à la nature. Si sa démarche s’écarte plus ou moins de celle des documentaires de famille, Intissar Belaid ne se la garde en réserve que pour inscrire en images la faille entre deux générations, deux âges, deux points de vue. Voilà peut-être pourquoi elle compte sur les moyens d’une écriture vidéo qui, résistant aux emprises du récit, ouvre dans la diégèse du film un passage à double sens.

En cela, Beyond the silence palpite d’une tension qui coupe l’écran en deux. Le geste filmique rappelle la vidéo Behind neon light, réalisée en 2016 et dans laquelle la cinéaste divise l’espace du bordel Abdallah Guech pour mieux le repeupler. Entre un plan-séquence qu’ouvre le rituel d’égorgement d’un mouton, et une suite de plans fixes tournés à l’intérieur du bordel, le split-screen coupe ce lieu de la logique ordonnancée du monde. Dans Beyond the silence, Intissar Belaid va encore plus loin, plus librement, dans deux directions parallèles, entre les blocs de durées flottantes qui s’arrachent aux scènes d’intérieur et les ombres incertaines qu’enfuient les plans extérieurs.

Mais entre les deux images, c’est peut-être un défaut du langage qui donne prétexte à la liberté formelle du film. Celle-ci secoue la logique documentaire de Beyond the silence, en le dotant d’une matière sonore très riche. C’est la matérialité du vent qui, à tout balayer, transpire ici par tous les pores, remplissant le silence des images d’une vibration de vie. Les paysages tremblés, parfois flous et surexposés, y vibrent comme au premier jour du regard. En contrepoint, une musique vient inquiéter la durée des plans et sur laquelle la cinéaste fait souffler le vent de l’expérimentation. L’une des beautés de ce film est de tresser ces durées réversibles dans un geste de montage, où les petits détails du quotidien s’égrènent et nous accrochent à la présence muette des choses comme à leur matière palpable.

Au jeu de ces durées, le plan fixe est gagnant. Intissar Belaid s’en sert pour embrasser le quotidien du grand-père et lui restituer sa durée intime. On l’y voit converser avec sa femme, jouer avec sa petite fille, se préparer à faire les courses, boire son café, etc. La caméra, à la fois pudique et aux aguets, sait composer les plans intérieurs en exacerbant leur tension par des sur-cadrages plus disposés à capter la vie qui se condense sur ces petits détails. Mais filmant au plus juste, la cinéaste se méfie de l’emphase. Les dialogues se font rares, même si sa voix peu diserte tente de s’y installer. Le hors-champ dans lequel Intissar Belaid se retire dit tout du peu de place qu’elle occupe chez son grand-père, ainsi que de la fragilité à porter le même point de vue sur deux univers différents, comme s’il s’agissait d’arracher à l’un le contrechamp de l’autre.

Certes, le risque pour chaque image de ne valoir que pour elle-même est pleinement assumé. Ces images, trempées souvent dans un noir et blanc sage, ont certes pour se soutenir le regard que nous sommes invités à leur ajouter. Laissant les plans se donner parfois la réplique, la syntaxe laconique du film sollicite d’autant plus le montage mental entre ces images que le regard reste libre de vaquer de l’une à l’autre. Mais ce sont deux aspects qu’on aurait peut-être trop vite fait d’opposer. Car il arrive que le mince liseré qui tient en tension les deux cadrans s’efface pour laisser place à un seul plan qui se duplique ou s’allonge sur tout l’écran. On y voit le grand père s’essayant à accrocher au mur une montre, aidé en cela par la cinéaste. Là, quelque chose de fort se passe, un rapport sensible au temps qui vient sceller entre les deux une continuité.

Soigneusement économe, Beyond the silence aurait peut-être les défauts de ses qualités. On peut regretter qu’à force de retenue, le film paraisse monocorde tout en acceptant que quelque chose lui échappe. Mais il faut reconnaître qu’il y a là, en germe, quelque chose d’audacieux. Le geste a la solitude de cet arbre que la cinéaste filme inlassablement sur le cadran droit de l’écran, et qui, seul et nu, se dresse malgré tout contre le vent. Lesté d’un élan qui le tient éloigné des formes aseptisées du genre, Beyond the silence semble s’arracher au cinéma à mesure qu’il provoque l’expérimentation en duel, pour la mettre au défi de répondre. Sur l’autre bord des images, viendra peut-être l’appel d’une écriture du réel dont Intissar Belaid s’approche au plus près, et qui ne demande qu’à persévérer.