Longtemps présenté comme un instrument efficace pour lutter contre la pauvreté, le microcrédit est de plus en plus décrié dans le monde. Pourtant, en Tunisie, les institutions de microfinance se développent à une vitesse folle. Décryptage.

Longtemps présenté comme un instrument efficace pour lutter contre la pauvreté, le microcrédit est de plus en plus décrié dans le monde. Pourtant, en Tunisie, les institutions de microfinance se développent à une vitesse folle. Décryptage.
Alors que le micro-crédit a souvent fait l’unanimité, une étude universitaire1, publiée en avril 2016, décrit son effet dévastateur dans certains pays pauvres et remet en cause l’idée selon laquelle le micro-crédit permet de lutter contre la pauvreté. Pourtant, depuis quelques années, les organismes de microcrédit ne cessent de fleurir en Tunisie : Tayssir en mars 2014, Microcred en octobre 2014, Advans en janvier 2015, Centre Financier aux Entrepreneurs (CFE) en avril 2015 et enfin Zitouna Tamkeen en mai 2016. Par ailleurs, Enda Tamweel et Asad Tamweel ont reçu en 2015 un agrément de filiation de l’activité de microfinance. Sans oublier la Banque Nationale de Solidarité, créée en 1997. Trois autres organismes sont en attentes d’un agrément par l’Autorité de Contrôle de la Microfinance (ACM). Et leurs agences poussent comme des champignons, du Nord au Sud. Pour les villages les plus reculés, les équipes n’hésitent pas à s’y rendre directement, grâce à des agences ambulantes. Bref, l’époque où Enda avait le quasi-monopole, est bel et bien révolue.
Face à cette multiplication d’organismes de microcrédit, on peut facilement supposer que l’endettement des tunisiens, déjà élevé2, va aller crescendo. Alors que les sites Internet des différents organismes étalent les « success-stories » de leurs clients, de nombreux économistes et acteurs de la société civile dans le monde dénoncent les illusions et les dérives de ce type de prêts. Qu’en est-il réellement ?
Revenons à la définition même du microcrédit : il s’agit d’un crédit de faible montant, avec intérêts, accordé à des individus qui n’ont pas accès au circuit de financement traditionnel. Considérés comme « les banques des pauvres », ces organismes se donnent une vocation sociale, puisque les prêts octroyés sont supposés financer des microentreprises afin de « réduire la pauvreté et rendre les communautés autonomes ». Si de plus en plus d’études démontrent que cet outil apparaît très incertain, voir clairement négatif, il est difficile dans le cas de la Tunisie de proposer un bilan critique, puisqu’à l’exception d’Enda et de la BTS, l’émergence du microcrédit est beaucoup trop récente. Pourtant, l’expérience des pays voisins peut nous aider à en mesurer les risques. Si les organismes de microcrédits se développent à une allure vertigineuse c’est qu’elles sont, avant tout, très rentables. Tellement rentable que même les banques classiques s’y mettent : soit en tant que partenaires, comme c’est le cas pour la BTK, l’UBCI, Amen Bank ou encore la Banque de Tunisie, soit en créant leur propre société de microfinance, comme c’est le cas pour la Banque Zitouna qui a récemment créée Zitouna Tamkeen. Le marché de la microfinance est important : selon la Banque Mondiale, le nombre de clients potentiels représente 2,5 à 3,5 millions. D’ailleurs, les organisations, qui ont commencé à faire du microcrédit sous la forme d’ONG, à l’instar d’Enda, se sont transformées en entreprises, dont la plus importante, SKS Microfinance (Inde), a fait son entrée en bourse en 2010.
En ce qui concerne les acteurs tunisiens de la microfinance, leurs noms ne vous seront certainement pas inconnus : Hassen Zargouni pour Microcred, Tarek Cherif pour Taysir Microfinance, Radhi Meddeb pour CFE, et bien sûr la co-fondatrice d’Enda, Essma Ben Hamida, devenue l’icône du microcrédit en Tunisie. Les chiffres à eux seuls témoignent du succès des IMF : en quelques mois Taysir Microfinance a déjà octroyé des crédits à plus 5000 personnes à travers leurs six agences ; Microcred va bientôt ouvrir sa 7e agence, et compte plus de 3800 clients pour un total de crédit de 14 millions de dinars de crédits ; Advans a accordé depuis sa création plus de 1800 crédits pour un montant de 7,9 million de dinars ; ENDA qui est sur le terrain depuis plus de vingt ans a 78 agences sur le territoire tunisien et compte plus de 600 000 clients. Souvent, ces organismes proposent deux types de services : le prêt de microcrédits allant jusqu’à 20 000 dinars et l’accompagnement personnalisé des clients. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils agissent à travers deux entités distinctes, à l’instar de Taysir Microfinance qui est une société anonyme et Taysir Conseil, une association.
Car au niveau juridique, les choses ont particulièrement évolué depuis la Révolution. Le décret-loi n°2011-1173 du 5 novembre 2011, portant sur l’organisation de l’activité des IMF, permet à des sociétés anonymes d’accorder des microcrédits et défini cet outil comme une « aide à l’intégration économique et sociale ». Toujours selon le décret, les microcrédits sont accordés pour financer une activité génératrice de revenus et créatrice d’emplois, mais ils peuvent être accordés également pour financer des besoins visant l’amélioration des conditions de vie. Comme c’est le cas, par exemple d’Enda, qui propose un crédit « Darna » censé financer des travaux d’amélioration du logement. Le montant maximum du microcrédit est fixé à 5000 DT pour les associations et 20 000 DT pour les sociétés anonymes. En revanche, si le taux d’intérêt est fixé à 5% pour les associations, il n’y a pour l’instant pas de plafond pour les sociétés anonymes. Selon l’Autorité de Contrôle de la Microfinance, créée en 2011, et dont la mission principale est de superviser les institutions de microfinance, « un décret qui plafonne le taux d’intérêt pour les sociétés anonymes, devrait être prochainement promulgué ».
Mais la création de l’Autorité de Contrôle de la Microfinance permettra-t-elle à la Tunisie de ne pas tomber dans le piège de bien d’autres pays ? Suffit-il d’un cadre juridique fort pour empêcher les taux d’intérêts excessifs, les crises de surendettement ou encore les pratiques de recouvrement abusives ? Dans son rapport annuel de 2014, l’ACM met en garde : « l’inclusion financière […] présente en même temps des risques de stabilité pour le secteur financier si l’endettement des personnes est déconnecté de leur capacité de remboursement. Il est donc clair que le surendettement et surtout le risque des dettes croisées devraient être bien contournés et supervisés ». Selon Houda Laroussi, sociologue et auteur d’un ouvrage sur le micro-crédit en Tunisie4, les risques sont prévisibles :
Finalement, avec le quasi-monopole d’Enda, les risques étaient limités puisque les clients ne pouvaient pas contracter plusieurs prêts en même temps. Or, avec la multiplication des IMF il faudra être très vigilant face au surendettement. Houda Laroussi
En effet, nous pouvons craindre que des bénéficiaires empruntent à l’un, pour rembourser à l’autre. Dans de nombreux pays, cette cavalerie bénéficie même de la complicité des agents de crédit, rémunérés en partie au nombre de crédits placés et aux performances de remboursement. Toujours selon la sociologue, la mise en place d’un organisme qui centralise les différents prêts et qui permettrait de s’assurer que les clients ne prennent pas plusieurs crédits auprès de différentes structures, pourrait protéger la Tunisie de la spirale du surendettement. « Nous devons prendre en considération les expériences, positives et négatives, des autres pays », affirme-t-elle.
Un autre point est systématiquement soulever lorsqu’il s’agit de critiquer le microcrédit : les taux d’intérêts excessifs. Ce qui autorise Enda, par exemple, à atteindre des taux allant jusqu’à 25%. Selon l’organisme, « emprunter 50 DT sur 1 mois à 2% constant par mois, revient à rembourser 51 DT à la fin du mois, ce qui ne parait pas choquant en soit. En revanche, si l’on ramène ce taux annuellement, on obtient un taux de 24% par an. Dans ce sens, la perception classique annualisée des taux d’intérêts reflète difficilement la perception qu’en ont les bénéficiaires ». Toujours selon Enda, ce taux élevé se justifie principalement en raison de nombreuses charges des IMF puisque « l’enquête préalable au premier prêt exige une ou plusieurs visites dans le quartier, et une fois le prêt accordé, l’agent de crédit devra continuer à se rendre sur place pour le suivi et l’accompagnement ». Certes, les formations proposées par Enda à ses clients et l’accompagnement ont un coût, mais lorsqu’un agent cumule en une année 820 prêts et sert 651 clients, on peut s’interroger sur la qualité du suivi. A noter qu’Enda, qui connait une croissance annuelle de 19% depuis 2011, a un taux de recouvrement qui s’élève à 98%.
Mais selon Ahmed5, qui a travaillé au sein d’Enda durant deux années, le plus grand problème est celui de « la dépendance des clients aux crédits ». En effet, alors qu’Enda se donne pour mission de « contribuer à l’autonomisation financière des populations marginalisées », il semblerait que ce soit tout le contraire qui se passe. A travers un fort contrôle et une importante fidélisation, les clients qui remboursent leurs prêts sont encouragés à renouveler leur demande, et se retrouve dans une situation de dépendance et d’endettement permanent. En effet, dans son système de prêt, Enda propose des prêts « progressifs » qui consistent à attribuer pour un premier prêt une petite somme, avec la possibilité de demander un crédit plus important. Il reconnait cependant qu’Enda a su « cibler les clients les plus rejetés du système financier classique » et « se concentre davantage sur les projets productifs et que sur les prêts à la consommation ».
Pourtant, Houda Laroussi soulève des contradictions dans l’affectation des prêts : « si à l’origine le microcrédit est supposé financer des projets d’entreprises permettant le remboursement futur de l’emprunt et l’autonomisation des clients, on observe que le microcrédit est souvent détourné de sa vocation puisque plusieurs organismes proposent des prêts pour agrandir la maison, ou pour payer les frais des études des enfants ». Ainsi, si le microcrédit devait à l’origine financer de petites activités génératrices de revenus, permettant à l’emprunteur de rembourser son prêt, on voit que sa marque de fabrique, à savoir la responsabilité solidaire et l’autonomisation des populations les plus fragiles, est parfois contredite. Ceci montre bien toute l’ambiguïté qu’il y a autour de certaines formes de microcrédit.
Par ailleurs, si le microcrédit est autant encouragé, c’est aussi car il répond à un des objectifs définis par la Banque Mondiale, à savoir l’inclusion financière6. Une étude de la Banque Mondiale et de CAWTAR (centre des femmes arabes pour la formation et la recherche), réalisée en 2015, indique que le taux d’inclusion financière en Tunisie ne dépasse pas 36% de la population adulte : le microcrédit pourrait donc accélérer le processus de bancarisation des Tunisiens. Pour Pauline Imbach du Comité pour l’Abolition des Dettes Illégitimes, le développement du microcrédit et l’incitation à l’inclusion financière n’ont d’autres objectifs que le développement du secteur privé :
quand les plans d’austérité détruisent les services publics, d’un côté le secteur privé bénéficie du nouveau marché de la santé, des transports ou encore de l’éducation ainsi créé et, de l’autre, les institutions de microcrédit bénéficient d’une nouvelle masse de clients trop pauvres pour accéder aux services sans recourir à l’emprunt. Et ce système bien rôdé profite souvent d’un bout à l’autre du mécanisme aux mêmes intérêts privé.
Ainsi, ce qui aurait dû être le projet d’une organisation de la société civile, ou des pouvoirs publics, se retrouvent progressivement entre les mains d’établissements financiers sur lesquels pèse un impératif de rentabilité. Face aux risques que comporte la microfinance, il convient donc, sans tomber dans une méfiance généralisée, de freiner l’engouement autour de ce mécanisme de financement et d’en contrôler l’usage. Afin qu’il ne vienne pas renforcer le surendettement des ménages tunisiens touchés de pleins fouets par la baisse abyssale du pouvoir d’achat.
Notes
[1] Microfinance and the business of poverty reduction: Critical perspectives from rural.
[2] Selon la Banque Centrale de Tunisie, l’endettement des ménages tunisiens a atteint un montant record en 2015 : 18,5 milliards de dinars tunisiens, contre 17,4 milliards en 2014. Selon l’Institut National de la Statistique, plus de 60% des ménages tunisiens sont endettés.
[3] Décret-loi n°2011 -117 du 5 novembre 2011 portant organisation de l’activité des institutions de micro finance.
[4] Micro-crédit et lien social en Tunisie. La solidarité instituée, Paris, IRMC-Karthala, 2009.
[5] Le prénom a été modifié.
[6] Rapport de la Banque Mondiale sur l’inclusion financière en Tunisie.