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Grâce à une société civile active et forte, les Tunisiens ont réussi à faire de considérables avancées dans la protection des droits individuels, de l’égalité du genre et de lutte contre la discrimination. L’année 2015 restera marquée par la victoire de la campagne Manich Msamah contre l’amnistie fiscale proposée par Béji Caid Essebsi, en attendant d’abattre d’autres mesures d’austérité.

L’amnistie fiscale mise en échec

Le 14 juillet 2015, le président de la République, propose un projet de « Loi sur la réconciliation nationale économique et financière » qui vise à amnistier les personnes jugées ou poursuivies en justice pour corruption ou détournements de fonds publics, fraude fiscale ou délit de change sous certaines conditions, comme la déclaration et la présentation d’un dossier complet, le remboursement de l’argent détourné ou des biens acquis.

Pour contrer ce projet de loi, la campagne Manich Msamah a rassemblé des centaines de personnes dans les régions pour dénoncer son inconstitutionnalité et ses objectifs contraires à l’intérêt général.

Violemment réprimée, la contestation du projet présidentiel à culminer le 12 septembre avec trois manifestations sur l’avenue Habib Bourguiba à Tunis, celle de la gauche (Front populaire et Massar), celle des sociaux démocrates (Joumhouri, Tahalof, Takattol et Tayar) et celle des organisateurs de la campagne.

La question de l’amnistie fiscale refait surface au parlement lors de la discussion de la loi des finances 2016. Après le vote de la loi de finances 2016 à l’ARP, 31 députés de l’opposition, ont contesté plusieurs articles de la loi de finances 2016, parmi lesquels l’article 61 qui reprend le projet de loi sur la réconciliation économique de Béji Caid Essebsi. Ils déposent un recours auprès de l’Instance provisoire de la constitutionnalité des lois (IPCC). Le 11 décembre 2015, c’est au tour de l’UGTT de pointer l’article 61 en le considérant comme « une attaque au principe de la transparence, de l’égalité devant la loi, de la bonne gouvernance et la justice transitionnelle plus spécifiquement ».

Le 23 décembre 2015, l’IPCC a rejeté cinq articles sur un total de dix du projet de loi de finances 2016 pour leur inconstitutionnalité. Il s’agit des articles 46, 59, 60, 85 et 64 (61 dans l’ancienne version) qui stipule que les coupables de délits fiscaux ou de change peuvent bénéficier d’une amnistie sous conditions de restitution des sommes ou de payement d’une amende.

Une grande avancée dans la réforme de la loi 52

Il a fallu des dizaines d’arrestations d’artistes et de militants pour consommation de cannabis, des centaines de témoignages et d’articles de presse et un long plaidoyer de quatre ans, pour que la loi 52 sur les stupéfiants soit réformée.

Après les promesses électorales fin 2014 pour changer la loi, le ministère de la Justice annonce, en avril 2015, la finalisation d’un projet législatif qui aurait réuni des juristes, des composantes de la société civile, le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Santé. Le 30 décembre, le gouvernement valide le projet de loi et le soumet à l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP).

Le nouveau projet de loi sur les stupéfiants remplace la peine de prison pour le consommateur condamné une première fois par des soins que l’accusé s’engage à suivre jusqu’au bout. En cas de refus ou d’arrêt des soins, le consommateur doit payer une amende de 1 000 à 2 000 dinars. Le récidiviste paye une amende entre 2 000 et 5 000 dinars. À partir de la troisième condamnation, le consommateur sera condamné à une peine de prison de 6 mois à un an et à une amende de 2 000 à 5 000 dinars ou à des travaux d’intérêt général, selon l’appréciation du juge. En cas de refus de test biologique, le juge condamne le consommateur à 6 mois de prison ferme.

Le nombre total des arrestations pour consommation de cannabis a atteint 7451. 3262 sont en état d’arrestation et 4189 sont en prison. Cinq ont moins de 18 ans, 291 sont entre 18 et 20 ans, 3672 sont entre 20 et 29 ans, 2470 sont entre 30 et 39 ans et 1000 ont plus de 40 ans. 1032 sont en prison pour la première fois et 2238 sont récidivistes, selon le ministère de la Justice qui explique que le projet de loi fait, désormais, la différence entre le consommateur et le trafiquant avant d’ajouter dans un communiqué de presse que « ce projet de réforme vient au secours d’une large frange des jeunes tunisiens égarés du droit chemin et leurs familles ».

Malgré cette avancée, le mouvement anti-criminalisation de la consommation du cannabis continue à mettre la pression pour améliorer la réforme. M° Ghazi Mrabet, pointe la confusion du législateur entre drogues douces et drogues dures, quand Nadia Chaaban, députée Massar de l’ANC estime que le projet de loi « manque d’ambition alors qu’il y a besoin d’une vraie réforme en la matière à la hauteur des ambitions de la constitution pour laquelle nous nous sommes tant battus ».

La mère tunisienne a le droit d’autoriser ses enfants mineurs à voyager

Le 10 novembre 2015, l’ARP adopte le projet de loi organique amendant et complétant la loi n°40 du 14 mai 1975, relative aux passeports et documents de voyage. Cet amendement permet, finalement, aux femmes de voyager avec leurs enfants mineurs sans l’autorisation du père. Conformément à l’article 46 de la nouvelle constitution qui garantit « l’égalité des chances entre l’homme et la femme quant à l’accès à toutes les responsabilités et dans tous les domaines », cette disposition de loi est une nouvelle victoire contre une des discriminations, les plus absurdes, dont les Tunisiennes sont victimes. À noter que 143 députés ont voté pour cette nouvelle loi, un seul député a voté contre et quatre se sont abstenus.

Loi 230 : le tabou est finalement brisé

Même si la loi 230 du code pénal qui condamne « la sodomie consentante entre adultes » n’est pas encore annulée, l’exploit de la société civile était, durant 2015, de forcer la classe politique et l’opinion publique à parler d’une minorité sexuelle, historiquement, discriminée en Tunisie.

Jeudi 21 mai 2015, Bouhdid Belhadi, jeune militant LGBT, annonce, à visage découvert, la création de la première association LBTG en Tunisie, Shams, et défend les droits des minorités sexuelles devant un imam sur un plateau de télévision. Une première qui provoque un tollé de réactions homophobes mais qui encouragent des progressistes à sortir de l’ombre et à revendiquer, l’annulation de la loi 230 non-conforme aux principes énoncés par la nouvelle constitution.

Entre-temps, des arrestations et condamnations d’emprisonnement et même de bannissement ont eu lieu contre des dizaines de personnes. Le procès le plus controversé était celui de Marwen, libéré provisoirement contre un paiement d’une amende de 500 dinars lors de son procès en appel. Convoqué, au départ, en tant que témoin, le jeune étudiant a subi un test anal qui l’a conduit à un an de prison ferme pour homosexualité par un tribunal de première instance. Grâce à une large campagne menée par la société civile, le débat se poursuit sur la nécessité d’enlever ce qu’elle appelle désormais « le test de la honte » qui viole l’intégrité physique et la dignité humaine.

Des espaces culturels et des salles de cinéma redonnent souffle à la culture

le combat pour des espaces culturels autonomes, a toujours été rude. Après la fermeture de plusieurs espaces culturels et salles de cinéma, 2015 a été marqué par des victoires rares mais symboliques. L’espace Mass’Art à Bab Laassal menacé de fermeture, a réussi après plusieurs semaines de mobilisation à garder ses portes ouvertes.

Après une première décision de fermeture pour fin de bail, émise par le tribunal de première instance de Tunis des artistes et même de députés qui ont appelé le ministère de la Culture à intervenir pour protéger l’espace, connu pour son encadrement des jeunes du quartier. Le 27 mars dernier, la justice autorise Mass’Art à rouvrir ses portes.

Alors que le ministère de la Culture diminue les subventions aux espaces privés, quelques uns restent convaincus de la lutte contre le désert culturel. Ainsi, 2015 a vu la naissance de plusieurs espaces culturels et salles de cinéma comme Downtown à Gafsa et les deux salles de cinéma, Majestic, à Bizerte et Cinévog au Kram.