2015 fut en Tunisie l’année par excellence de la suspension du débat politique, à la faveur d’un « deal », une entente politicienne entre les deux plus grands partis que sont Ennahdha et Nidaa Tounes, concrétisée par une coalition gouvernementale qui ne dit pas son nom. A bien des égards, ce fut aussi l’année de la droitisation du débat politique, alimentée par trois attentats terroristes majeurs. Retour sur une année où l’on peut considérer que la transition démocratique était en panne, et que le Nobel de la paix sonne davantage comme un lot de consolation.
Le hasard du calendrier avait voulu que ce soit la veille d’un 6 février, commémoration de l’assassinat de Chokri Belaïd, que la confiance fut votée au gouvernement Habib Essid. Onze mois plus tard, le très terne bilan de cette équipe de « compétences » aurait fait pester de rage le tribun martyr.
Un Parlement réduit au statut de chambre d’enregistrement
On le savait, sous le nouveau système de gouvernance mixte prévu par la nouvelle Constitution, celle-ci confère le droit au président de la République de formuler des propositions législatives : des projets de loi soumis à l’Assemblée des représentants du peuple pour examen.
Ce que nous savions moins, c’est que le président Béji Caïd Essebsi allait user et abuser de cette prérogative. Pressé, il consacrera l’un des tous premiers conseils des ministres qu’il préside à Carthage, dès juin 2015, à un plaidoyer pour son projet de loi dite de réconciliation économique, qui dans l’esprit et les faits revient à une amnistie de l’ensemble des crimes de corruption liés à l’ancien régime.
Le projet en lui-même ne fera pas long feu, malgré une timide tentative de comeback via la loi de finances 2016. Après le boycott des plénières, une trentaine de députés de l’opposition ont déposé un recours contre dix articles de la loi, et l’instance provisoire de contrôle de constitutionnalité leur donnera raison. Mais durant les longs mois de polémique qu’il a provoquée, l’opinion publique découvrira un Parlement unanimiste, qui votera coup sur coup la très controversée loi de recapitalisation des banques publiques, à 109 voix pour, 10 contre, et 8 abstentions, et plus généralement l’ensemble des lois consacrant une politique fiscale ultra conservatrice.
Car c’est bien en cela que résident le principal socle commun et les affinités idéologiques entre Nidaa Tounes et Ennahdha, au-delà de l’opportunisme politique des uns et des autres. Malgré ce que laissent entendre les très convenus vœux du nouvel an du président de la République en matière de « demandes de la révolution et de redistribution équitable des richesses », toute lecture attentive du texte de loi du budget 2016 ne peut que constater qu’il projette de mettre en place une politique fiscale d’un conservatisme absolu, avec des cadeaux fiscaux sans précédent pour les classes les plus aisées.
Dans une Assemblée des représentants où le débat d’idées, oblitéré, laisse la place à un consensualisme béat, les rares passes d’armes entre grands groupes parlementaires se font désormais autour de querelles de marchés financiers, comme lorsque Mehdi Ben Gharbia révélait l’affaire Lazard Group impliquant le ministre du Développement Yassine Brahim en octobre dernier, et que ce dernier répliquait en ébruitant une affaire de malversations à Tunisiair où Ben Gharbia serait lui-même impliqué.
Restauration avec bénédiction de l’islam politique
Ce marasme politique a surtout eu pour effet pervers un étonnant statut quo au moment où le parti majoritaire Nidaa Tounes implosait en divers clans, décimé par les appétits de pouvoir de ses cadres et où la ligne destourienne-RCDiste a eu raison des modernistes du parti.
Dans n’importe quelle démocratie établie, cette déchéance tant morale qu’arithmétique aurait aiguisé les ambitions des poursuivants directs du parti. Mais au lieu d’aspirer logiquement aux avant-postes, Ennahdha s’est comporté tel un fidèle figurant capable même de jeu passif, pourvu que son allié ne s’écroule pas.
2015 fut donc aussi l’année de la tentation du retour au régime présidentialiste. « Les Tunisiens doivent se ranger derrière Béji Caïd Essebsi »… la phrase du cheikh Rached Ghannouchi, qui rappelle forcément son plébiscite de Ben Ali à la fin des années 80, restera comme l’une des citations phares de l’année…
D’un point de vue institutionnel, cela a des conséquences des plus anti démocratiques : le Parlement devient de facto l’antichambre du pouvoir réel, qui redevient présidentialiste, au mépris de la Constitution.
Que l’Assemblée des représentants du peuple devienne une simple caisse de résonnance, cela a aussi des conséquences politiques et générationnelles. Commentant cette restauration sur fond d’entente des droites nostalgique et religieuse d’une part, et d’interférences des grandes puissances d’autre part, elles qui exigent la stabilité économique et la fin à tout prix des actes terroristes, Gilber Naccache parlera d’une « démocratie assistée », où les élites politiques disposent comme bon leur semble des voix de leurs électeurs, y compris ceux qui pensaient avoir voté pour un projet sociétal, qu’il soit conservateur ou progressiste.
2015 fut aussi l’année du recul des libertés, en l’absence d’une opposition forte : ainsi la nouvelle loi antiterroriste fit mention 17 fois de la peine de mort, une peine finalement prononcée en décembre contre trois terroristes. Parmi les dérives de l’état d’exception que permet l’état d’urgence, l’année restera marquée par les prémices d’un contrôle accru du net, le retour de l’assignation à résidence systématique, ainsi que les perquisitions aussi musclées qu’arbitraires dans les quartiers les plus défavorisés de la capitale. A l’Intérieur, la culture du chiffre s’installe.
Absence d’alternative politique significative
Qu’en est-il de la situation de l’opposition en 2015 ? Malgré un bloc prometteur de 15 élus, le Front Populaire, théoriquement principale force d’opposition, ne s’est fait entendre avec cohérence que contre l’ultralibéralisme de la loi de finance. Car autrement, lorsqu’il s’est agi des divisions internes ayant eu raison de Nidaa Tounes, le Front Populaire n’a pas, lui non plus, joué le rôle que l’on pouvait attendre de la gauche, en se montrant « très préoccupé par le devenir de Nidaa Tounes », parti qui décidément tient moins à sa propre survie que l’ensemble de ses adversaires.
Au Front Populaire, 2015 a par ailleurs été l’année où la rupture fut consommée entre l’aile radicale du Watad et celle, rivale, du Parti des Travailleurs, par déclarations médiatiques interposées, notamment de la veuve de Chokri Belaïd qui voue une détestation sans bornes à Hamma Hammami.
Revendiquant le statut de leadership réel de l’opposition à l’aune du score de Moncef Marzouki au dernier scrutin présidentiel, le lancement du parti « Al Irada » fut le principal évènement politique de la fin de l’année. Mais quelques jours seulement ont suffi à faire éclater les premiers couacs en interne.
En cause notamment, la désignation de Mouna Ben Nasr, l’ex élue al Moubadara Sousse à l’Assemblée constituante, au bureau politique du nouveau parti, mais surtout la nomination de Leith Lakhoua, ex dirigeant d’al Jomhouri comme responsable des coordinations régionales du parti. L’homme est accusé d’avoir soutenu Nidaa Tounes et Abdelfattah al Sissi en marge de sa participation au sit-in Errahil en 2013. De fait, Alirada signe-t-il ainsi l’entrée en politique de Moncef Marzouki et des siens, contraints au pragmatisme et à la séduction des classes bourgeoises et féministes pour avoir une chance de faire le poids en tant que troisième voie viable ?
Eparpillés en micros partis, les socio-démocrates rechignent eux aussi à s’emparer du rôle d’opposants, à l’image de Mohamed Abbou et son concept d’opposition positive, qui entend « soutenir le gouvernement » par souci d’exemplarité, sorte de vertu politique angéliste.
Au final le Nobel de la paix décerné au dialogue national, et dont se gargarise la classe politique, cache mal une démocratie balbutiante, en mal de pluralisme, où « l’an 1 » post transition ressemble à s’y méprendre à l’avant révolution, lorsque les partis d’opposition se complaisaient dans le rôle prédéfini d’entités ornementales.
Année du dixième congrès d’Ennahdha et, « si dieu le veut », du premier congrès de Nidaa Tounes, 2016 s’annonce comme année autrement plus intéressante : celle des successions et des mutations du paysage politique tunisien.
C’est un truisme que de constater que la Tunisie vit sous le règne de deux conservatismes que d’aucuns avaient identifiés comme frères siamois, depuis qu’il était apparu, lors des élections précédentes, que le choix était quasi cornélien. Si beaucoup avaient choisi Essebsi, dont je fais partie, par dépit ou non-choix, ou pour éviter une emprise islamiste sur le pays, c’était aussi une manière de consacrer le conservatisme du corps électoral, du moins de sa partie qui s’était rendue aux urnes…
La réapparition de monsieur Marzouki, qui ressemble davantage à une volonté de revanche, ne me semble pas davantage présenter une perspective “révolutionnaire”, tant il apparait que son organisation rassemble des transfuges ou des déçus d’autres partis ou organisations aussi peu progressistes.
Le seul bénéfice de la stratégie de Nidaa, et particulièrement du choix du “Dialogue national”, serait l’appareillement des islamistes dans le système, à la fois pour les contenir, mais aussi pour neutraliser chez eux les tenants de la ligne dure, et les enroler dans la lutte contre le terrorisme…en mème temps qu’ils ont les mains dans le cambouis, partageant la gestion des affaires du pays, ce qui les rend aussi justiciables des résultats des politiques conduites sous la houlette de leur alter ego Nidaa.
Car, l’autre choix, si tant est qu’il y en eùt, aurait favorisé les partisans de la confrontation et joué en faveur d’une terreur qui aurait eu ses partisans, et c’eest la population qui en aurait payé un prix encore plus élevé, et pas seulement en retombées économiques et sociales.