Rassurant, malgré l’ampleur de la catastrophe. Le 15 juin dernier, le ministère de la Santé dénombrait les plages interdites aux baigneurs, en adoptant la logique optimiste du verre à moitié rempli :
« 71% des plages tunisiennes sont de bonne et de très bonne qualité », affirmait en préambule le communiqué publié sur la page Facebook du ministère. Pour le reste, il faut savoir lire entre les lignes pour déduire que les 29% restants sont des eaux polluées qui couvrent plus de 300 kilomètres du littoral tunisien. Que le nombre de plages polluées, 29, est le plus élevé de ces dix dernières années. Et surtout que cette énumération dissimule mal le fait que l’Etat, lui-même, contribue à cette dévastation écologique.
« Le summum de l’absurdité »
En 2015, Hammam Lif, dans la banlieue sud de Tunis, n’était pas concernée par cette liste. En 2022, trois plages de cette ville y faisaient leur entrée. Cette année, pas moins de 7 plages y sont mentionnées comme « interdites à la baignade ». La faute aux usines, nombreuses autour de cette zone, bien sûr. A l’ONAS, organisme public de gestion des eaux usées, qui déverse une bonne partie de ses déchets dans la mer. Et à l’inaction des responsables.
En 2021, le Forum Tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), alerté par des citoyens de ladite banlieue, avait interpelé les autorités sur ces dépassements devenus insoutenables. Après quoi, la protestation avait pris la forme spectaculaire d’une chaîne humaine, où environ 3000 personnes se sont alignées sur toute la bande côtière du sud de la capitale.
Ines Labiadh, spécialiste de l’environnement au Forum, avait accompagné ce mouvement. Elle confirme que les agissements de l’ONAS n’ont pas changé, malgré cette vague d’indignation citoyenne :
En marge de cette chaîne humaine, nous avons demandé à rencontrer des responsables de l’ONAS pour évoquer le problème des eaux usées, et du ministère du Commerce pour celui des eaux industrielles. Mais il n’y a eu aucune réponse. Aucune réaction.
A Gabès, trois plages sont interdites cet été. Responsable principal : le Groupe Chimique, une entreprise publique de transformation du phosphate qui rejette depuis 1975 ses déchets toxiques dans la mer.
« Les citoyens et la société civile dans la région n’ont cessé d’alerter l’Etat sur la catastrophe environnementale et sanitaire, depuis 12 ans. Là aussi aucun changement, jusqu’à nos jours », déplore Ines Labiadh.
Tout se passe comme si l’inventaire des plages polluées était le stade terminal d’une fuite en avant des institutions. Ou comment un organisme public alerte les citoyens sur une catastrophe à laquelle d’autres organismes publics ont contribué. Pour Sami Mhenni, ingénieur en chef en sciences de la mer et président de l’association écologique Houtyiet, cette situation, outre le fait qu’elle est devenue très dangereuse, constitue « le summum de l’absurdité » :
« Comment se fait-il que l’Etat pollue, puis analyse la pollution, puis lance des alertes et enquête sur ses propres dépassements ? C’est quand même incroyable. Cela fait des années que nous dénonçons cette interférence. Personne ne nous écoute », s’étrangle-t-il.
« Ça n’a aucun sens »
Cette année, plusieurs plages du littoral tunisien ne sont plus classées « polluées », alors qu’elles l’étaient dans les années précédentes. Cela signifie-t-il pour autant qu’elles sont redevenues « bonnes » ? Contacté par Nawaat, Khaireddine Debaya, membre de mouvement Stop Pollution qui milite pour le démantèlement du Groupe chimique à Gabès, nous parle de Ghannouch. C’est là qu’il a filmé, mardi 20 juin, des séquences vidéo documentant la pollution de l’eau de la mer :
« Une plage de Ghannouch était dans la liste des plages polluées l’année dernière. Elle a été supprimée cette année. Ça n’a aucun sens, quand on sait que toute la mer de Gannouch est encore bourrée de fluor, une matière qui attaque les os et les dents. Vous croyez que la pollution a disparu en une année ici ? Absolument pas ».
Pire, la liste officielle est fort probablement lacunaire, si l’on en croit les témoignages quotidiens livrés par des citoyens sur les réseaux sociaux, le long des 1298 kilomètres du littoral tunisien. Sami Mhenni suit cela de près, dans le cadre de son association basée à Sayada, dans le gouvernorat de Monastir :
« Il est évident qu’il y a des plages insalubres et dangereuses qui sont absentes de cette liste : dans la baie de Monastir, à Menzel Bourguiba, à Lamta… J’ai l’impression que les gens qui font des analyses pour le ministère de la Santé n’ont pas voulu s’éloigner de leurs bureaux tunisois ». De son côté, le ministère de la Santé soutient qu’il « supervise un réseau national de contrôle des eaux des plages, composé de 539 points qui vont de Tabarka à Ben Guerdène ».
Actant qu’on ne peut plus fonctionner avec ces vieilles méthodes suspectes, le président de Houtiyet ambitionne de mettre en place une liste participative sur les réseaux sociaux : « Sur la page Facebook de notre association, nous allons appeler à construire une liste des plages polluées, qui serait actualisée au quotidien. Tout le monde y participera en envoyant des vidéos ».
La vie aquatique attendra
Autres questions troublantes : que contient l’eau polluée ? Quels sont les produits nocifs détectés dans chaque plage ? Quelles sont leurs origines ? Sur ce point aussi, la communication du ministère de la Santé est inexistante.
« Les détails des analyses manquent, déplore Sami Mhenni. Quand on nous parle de telle ou telle plage, on a l’impression qu’il y a une frontière entre chacune d’elle. Or tout communique dans l’eau de la mer. Et la pollution risque un jour de contaminer tout le littoral. Au lieu de donner des chiffres qui n’ont aucun sens, il vaudrait mieux livrer les résultats détaillés des analyses, pour qu’on sache ce qu’il y a dans l’eau ».
Par ailleurs, s’occuper du sort des baigneurs est une façon de reléguer en arrière-plan la vie aquatique et la grande extinction qui s’y profile. Début juin, une vidéo inquiétante, filmée à Hammam Lif, montrait une mer virant au vert et une tortue marine échouée sur le sable, sans doute morte.
Quelques jours plus tard, l’Institut national des sciences et des technologies de la mer, un établissement public, avait assuré que c’étaient des micro-algues qui donnaient cette couleur à la mer. En somme, rien de plus naturel :
« Oui, mais cet institut ne nous a pas expliqué les facteurs qui ont conduit à la prolifération de cette micro-algue ? Des facteurs chimiques ? Organiques ? », s’interroge Sami Mhenni.
Le militant Khaireddine Debaya a publié les photos de tortues marines mortes, sur les plages désertes de Gabès et Ghannouch.
Ce jeune militant écologiste accuse le ministère de la Santé de minimiser une situation terrible, avec ce genre de listes estivales : « La mer de Gabès est une zone qui ne comporte plus aucune vie animale sur 5 kilomètres. On ne peut pas réduire cela à trois plages interdites aux baigneurs. Les poissons et même les bactéries sont morts. Alors imaginez ce qui peut arriver aux êtres humains ».
En 2017, le gouvernement a pris la décision de délocaliser les usines polluantes du Groupe Chimique dans un délai de 8 ans, alors que Gabès était officiellement considérée comme l’une des zones les plus polluées de la méditerranée. Khaireddine Debaya est catégorique sur la « désinvolture » encore persistante de l’Etat face à cette hécatombe environnementale :
En 2013, Gabès ne figurait même pas dans la liste des plages interdites à la baignade. Et on veut toujours minimiser la catastrophe ? Moi, j’accuse le ministère de la Santé d’être complice des crimes qui sont en train d’être commis.
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