Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

Je ne reviendrai pas sur le déchaînement de colère et d’incompréhension qui a accompagné ce happening considéré comme la manifestation par excellence de l’irresponsabilité du chef de la magistrature suprême. Violation du couvre-feu, mise en danger de la vie des populations, coup de canif dans le prestige de l’Etat « déjà sérieusement entamé », stigmatisation de la mégalomanie du Président se prenant pour Omar ibn al-Khattab : une omelette, dans des proportions à chaque fois variées, de peur, d’aigreur, de mépris de classe, également car c’est bien connu, ceux qui malmènent le prestige de l’Institution ne peuvent être que de pauvres hères ne maîtrisant pas les codes ou faisant fi d’eux. Ce qui est très loin d’être la même chose – il n’est que de voir l’exemple de l’ancien Président uruguayen, José Mujica, et son style « décalé » –  mais qu’importe, en temps de Corona, il vaut mieux jeter le bébé avec l’eau du bain, l’on n’est jamais trop prudent.

Mais ce n’est pas l’apologie de Kais Said qui m’intéresse ici. L’hagiographie a ses maîtres et je n’en suis pas. Ce qui m’intéresse, en revanche, est une lecture métaphorique et politique de l’acte de Rouwiha, ce pauvre homme qui a fait don au Président de la République de cet œuf qu’il avait pour seul dîner. J’aimerais donc reconstruire ce que d’aucuns considèrent, à mon sens à tort, comme une anecdote, sur le mode de la fable philosophique.

Cet homme, c’est ce que le philosophe français Jacques Rancière appelle le « sans-part ». Le « sans-part », ce n’est pas simplement celui qui n’a rien, matériellement parlant. C’est celui qui, fondamentalement, n’a pas voix au chapitre et ne peut se faire entendre qu’en étant perpétuellement dans la contestation de son statut de dominé car il n’existe que dans la performation même de son émancipation, dans l’acte de résister (c’est d’ailleurs très exactement en cela qu’il n’est pas « simplement » un dominé). Dire cela, c’est dire que le sans-part ainsi défini ne peut exister, se rendre visible, que dans les interstices, failles et autres hiatus du politique. C’est donc dire que sans ces occasions, qui sont comme la marée basse de l’institutionnel, du formel, du procédural ; c’est quand le prestige se retire que le sans-part émerge. Le couvre-feu fait partie de ces occasions ; on peut le déplorer, le dénoncer, en appeler au sacro-saint bon sens que cela n’y changerait rien. Lorsque vous sentez que vous avez l’opportunité, enfin, d’être, vous enfreignez le couvre-feu.

L’œuf, à présent. L’œuf, c’est la monade, au sen leibnizien du terme. Qu’est-ce donc la monade? C’est l’unité par excellence, comme un atome, mais avec cette différence essentielle que la monade est animée, alors que l’atome est purement mécanique. C’est, disons, l’unité spirituelle minimale. Le monde est ainsi un assemblage de monades, c’est-à-dire de totalités unitaires dont la principale caractéristique est d’être un miroir vivant qui représentent l’univers parce qu’elles le perçoivent, mais qui, ce faisant, sont absolument et entièrement isolées les unes des autres. Comme l’explique Leibniz, les monades n’ont pas de « fenêtres par lesquelles quelque chose puisse y entrer ou sortir ».

L’œuf et le sans-part. L’œuf est le sans-part. De fait, cet œuf, totalité fermée sur elle-même, à laquelle on ne peut accéder qu’en ne le faisant n’être plus (si vous cassez l’œuf, ce n’est plus vraiment un œuf dans son intégrité essentielle), tout à la fois, exprime et incarne le sans-part, imperméable au monde, qui le lui rend bien. Le sans-part, comme l’œuf, ne peut exister, ne peut se rendre visible que dans une cassure symbolique fondamentale par laquelle il se perd et se retrouve en même temps. Ici, la violation du couvre-feu. Dans le même temps, le don de l’œuf, c’est le don de soi. Le don n’est pas une simple ouverture, le don ne revient pas à « poser » une fenêtre. Parce que la fenêtre n’a de sens que dans une relation où le rapport de force et la verticalité sont minimaux. Anecdotiques.

Le don est le risque et l’espoir conjugués. Le don de soi est pour le moins dangereux, c’est un euphémisme ; mais c’est aussi l’espérance, celle d’être reconnu, écouté. Une monade qui se donne n’est déjà plus une monade. C’est l’occasion pour le sans-part et le dominant, qui semble être sorti de l’institutionnel, d’initier un dialogue d’égal à égal, d’intégrité à intégrité, de dignité à dignité. Aujourd’hui, plus que jamais, il est temps de songer à faire des omelettes sans casser d’œufs.