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Nicolas Machiavel, homme de théâtre! Cela susciterait autant de surprise que d’émerveillement, surtout quand on découvre aussi qu’il avait écrit des chansons et des vers. En réalité, rien d’étonnant si l’on observe la formation et les lectures de ce qui fut « le secrétaire de la République » de 1498 jusqu’à 1512, date du retour des Médicis qui l’avaient viré. En effet, ce Florentin avait une formation de juriste, et maîtrisait le latin qui lui a permis de lire et de découvrir les grands auteurs romains. En effet, « l’enfant, note Michel Bergès dans son livre, apprend à lire, étudie la grammaire, les mathématiques, puis, en compagnie de fils d’autres humanistes, les lettres latines »[1]. Ses écrits sont imprégnés des enseignements et des préceptes des penseurs latins tels que Lucrèce, Cicéron, Tit-live et bien d’autres. Son œuvre n’est pas consacrée uniquement à la politique, mais on y trouve des écrits littéraires et une vaste correspondance, certes à résonances politiques.

Indéniablement, les écrits littéraires sont le réceptacle de toutes les idées de Machiavel. Ces écrits littéraires ont certes une dimension autobiographique qu’attestent ses biographes. D’ailleurs, la production qui témoigne le plus de cette dimension est la pièce de théâtre « La mandragore – farce du quattrocento », laquelle pourrait être lue comme une fable ou une parabole du pouvoir politique. Néanmoins, l’intérêt de cet article n’est pas d’explorer l’esthétique dramaturgique de cette pièce, mais plutôt d’analyser quelques aspects textuels et paratextuels (titre, personnages, intrigues).

D’abord, le titre est intrigant, puisqu’il a une signification bien particulière. Le dictionnaire Larousse précise que la mandragore est « une plante de la famille des solanées, dont la racine s’apparente à la forme du corps humain, douée de propriétés narcotiques, sédatives, stupéfiantes et aphrodisiaques ». Également, un deuxième sens du mot renvoie à la mythologie: la mandragore est une plante qui est « porteuse de vertus magiques ». La vertu de la mandragore, dans la pièce, est sa capacité à guérir les femmes stériles comme on peut lire dans la réplique de Callimaco à la scène VI de l’acte premier :

Vous devez savoir qu’il n’y a rien de plus sûr pour rendre une femme enceinte que de lui donner à boire une portion de mandragore. C’est une chose que j’ai expérimentée cent fois et qui s’est toujours révélée juste. Sans cela la reine de France serait stérile et bien d’autres princesses de ce royaume. [2]

Le titre est à vrai dire un élément de l’intrigue dans la pièce qui met en valeur la ruse à laquelle avait fait recours Callimaco, étudiant venant de Paris, pour conquérir le cœur de l’épouse de Nicia, qualifié au début de la pièce de “sot” et de “cocu”. Cette femme serait le symbole du pouvoir qui ne doit pas être maintenu par un gouverneur qui manque de ruse ou qui, au moins, ignorait l’art de la guerre. Callimaco s’est servi des conseils de Ligurio qui était son stratège et son conseiller. Il représente en l’occurrence l’image du secrétaire de la République florentine qui fut le conseiller des princes.

La pièce invite le lecteur à distinguer “morale” et “politique”. La confusion entre ces deux notions génère un grand malentendu autour de l’œuvre de Machiavel. Robert Kopp, éditeur de l’œuvre complète du penseur florentin, a attiré, lui aussi, l’attention sur cette ambigüité en notant sur la quatrième de couverture :

C’est pour avoir confondu morale et politique que l’on a fait à Machiavel une réputation d’un auteur cynique. A tort. Le prince est un manuel de gouvernement, comme il existe un manuel d’équitation. Le but d’un bon cavalier est de rester en selle; le but d’un prince est de garder le pouvoir, de ne pas se faire désarçonner par un rival ou par le peuple.

Il est important de préciser que la formule « la fin justifie les moyens » fut attribuée à tort à Nicolas Machiavel. Ce dernier n’a jamais écrit cette phrase: ni dans ses traités politiques, ni dans l’Histoire de Florence, ni dans ses pièces de théâtre. Certains ont probablement usé de cette formule comme slogan, et ce dans une intention délibérée de résumer la pensée de Machiavel qui serait, au bout du compte, réduite à une piètre formule qu’on oppose à l’impératif catégorique de Kant – fondement de sa philosophie morale – : « Agis de telle sorte que tu traites toujours l’humanité en toi-même et en autrui comme une fin et jamais comme un moyen ».

La philosophie de Machiavel est fondée sur “l’intérêt” qui est un mot clé dans sa pensée politique quand il réfléchit sur le pouvoir et quand il décortique ses mécanismes. La notion d’intérêt doit être abordée en relation avec la conception de Machiavel qui opte, malgré tout, pour une principauté aux dépens d’une République. Pour Machiavel, les hommes sont animés toujours par les intérêts et les petits calculs. Au début de sa pièce, il écrit :

Quand quelque chose est dans l’intérêt d’un homme, il y a lieu de croire que, si vous lui en faites confidence, il vous servira loyalement. Je lui ai promis une bonne somme d’argent s’il réussit, et s’il ne réussit pas, il n’en perdra ni un dîner ni un souper, car dans aucun cas je ne veux manger seul.[3]

L’intérêt est parfois “auréolé” de religion, ce qui fait perdre au terme “morale” toute sa signification et, par conséquent, fait perdre à la religion tout crédit. Le thème du faux dévot est omniprésent dans les écrits littéraires machiavéliens. Les religieux – tout imposteurs qu’ils sont – sont les avatars du théâtre comme dans les pièces de Molière, notamment Tartuffe, ce qui rend authentique la maxime disant “l’habit ne fait pas le moine“. D’ailleurs, Ligurio qualifie, à la scène II de l’acte troisième, les moines de malicieux :

Les moines sont rusés et malins ; et c’est bien normal, car ils savent nos péchés et les leurs. Celui qui ne les connaît pas pourrait se fourvoyer et ne pas savoir les conduire à ses fins.[4]

Les moines sont représentés d’une manière péjorative; ils sont en fait corrompus, pécheurs et hypocrites. Il serait par ailleurs très intéressant de comparer l’œuvre moliéresque et l’œuvre dramaturgique de Machiavel, étant donné qu’il y a bien des points communs entre les deux, notamment sur le plan thématique: les imposteurs, les faux dévots et l’hypocrisie qui est, selon Molière, “un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus“. Machiavel condamne ce vice chez les religieux en montrant que les moines sont corrompus, à l’instar de son personnage Timoteo, père d’église, qui a accepté de recevoir d’une femme une pièce de monnaie afin de bénir son époux :

Prenez ce florin. Vous direz durant deux mois la messe des morts pour l’âme de mon pauvre mari. Bien qu’il ait été un méchant homme, la chair est faible. Je ne peux pas m’empêcher de sentir quelque chose quand je pense à lui. [5]

La femme ne se contente pas de donner un pot-de-vin au prêtre, mais elle lui demande si son mari ira au purgatoire. Timoteo n’hésite pas à le confirmer. Ce prêtre, bien qu’il soit malin en termes d’intérêt, se fait enrouler par Ligurio comme le montre cette phrase: « Il est bien vrai que je me suis fait enrouler; mais j’y trouve mon profit »[6]. En effet, Ligurio est venu le tenter et le tester pour préparer le terrain à une affaire plus sérieuse et plus délicate.

En réalité, pour coucher avec Lucrézia, il a mis au point une stratégie machiavélique. Lugurio et Callimaco ont convaincu Nicia, son époux, que sa femme pourrait être enceinte à condition qu’elle prenne de la potion de la mandragore; mais l’inconvénient est que le premier avec qui elle fera l’amour mourra. Donc, la personne condamnée doit être incognito et marginale. Ainsi, Callimaco se fait-il passer pour un mendiant, avec qui Lucrézia couchera pour annuler l’effet empoisonneur de la mandragore. Encore une fois, c’est toujours la ruse qui triomphe, malgré tout, pour donner encore raison à Jean de la Fontaine dans Le loup et l’agneau : « La raison du plus fort est toujours la meilleure ». Pour pasticher la phrase de l’auteur des Fables, on pourrait dire : « La raison du plus rusé est toujours la meilleure ». Dans la pièce, Machiavel a fait l’éloge de la ruse :

Combien est suave la ruse qui conduit au but choisi et désiré, qui nous dépouille de nos tourments et en adoucit toutes les amères saveurs. O rare et sublime remède, tu montres le droit chemin aux âmes incertaines: par ta grande puissance, comblant autrui de bonheur, tu renforces l’Amour, tu l’emportes par tes divins conseils.[7]

En somme, la pièce met en application les idées politiques et théoriques de Nicolas Machiavel en privilégiant la farce qui était un genre à la mode qui a la même importance que la commedia dell’arte, dont le personnage le plus célèbre est Arlequin. La Mandragore garde presque la même esthétique de la commedia dell’arte en reproduisant le thème de l’amour dans des déclinaisons différentes. La pièce de Machiavel reprend le thème du triomphe de l’amour, en mettant au-devant de la scène le principe d’intérêt et la nécessite de la ruse. Ce triomphe de l’amour se traduit par le mariage de Callimaco et Lucrézia qui a finalement abandonné son mari Nicia. Cette farce politique ne doit pas faire oublier que Machiavel a connu les déboires de l’amour sous le ciel toscan lors de son exil après avoir été chassé de la cour des Médicis. La religion chrétienne est un thème de choix dans cette pièce, à travers la figure de Timotéo qui est l’un des avatars du mauvais religieux dont se sert le politique afin de manipuler son peuple.

Notes

  1. Michel Bergès, Machiavel, un penseur masqué ?, Les classiques des sciences sociales [livre électronique], p. 7, 2000.
  2. Nicolas Machiavel,  La Mandragore in Œuvres (traduction de l’italien par Christian Bec), Ed. Robert Laffont, p. 1115, 1996.
  3. Ibid., p. 1106.
  4. Ibid., p. 1119.
  5. Ibid., p. 1120.
  6. Ibid., p. 1125.
  7. Ibid., p. 1128.