Écartons un malentendu possible. Pas plus qu’il n’est une réflexion sèche à craquer, L’autre révolution n’est la rumination d’un récit bien troussé. Mohamed Kerrou n’a rien d’un sociologue à barbe, ou d’un politologue aux concepts qui claquent fort à l’oreille : face à la révolution tunisienne, il se contente de l’observation lucide. Certes, d’autres tentatives de bon concept sont passées par là, mais le risque de faire doublon est moindre puisque l’auteur voudrait plus de raison dans l’émancipation. Sans chatoiements ni pénombre, il saisit au col cette révolution dans sa doublure et son inachèvement : à côté de la révolution juridique et politique, « émancipatrice », il reste à faire une révolution « civique ». Encore faut-il s’entendre sur cette exigence.

C’est pourtant commode de distinguer une révolution à faire de celle qui a manqué d’être, quand celle-ci n’est pas en pleine forme. En cinq temps, Kerrou revient sur la trajectoire de la révolution qui a eu lieu, à la fois pour la scanner de près et marquer les secousses qu’elle a produites. Si un premier chapitre épluche les récits qui ont fleuri autour du « mythe » de Mohamed Bouazizi, le deuxième chapitre braque sa lumière sur « la prise des places publiques » pour voir en quel sens la gestion symbolique de l’espace public fait de lui une arène. L’irruption de l’islam politique sur cette arène fait l’objet d’un troisième chapitre dans lequel Kerrou y épingle des scies sémiotiques qui ne varient pas. Et là où le quatrième chapitre s’attarde sur les « dynamiques » qui auraient servi à épicer la société civile, le dernier chapitre montre en quoi le leadership se crispe au moment où le politique se lifte sans bourse délier. Voilà pour les pierres.

Passons maintenant à l’atmosphère. Bien que l’essai tourne parfois, dans son rappel des faits, au rattrapage accéléré, la façon qu’a Kerrou de rallumer des feux mal éteints ne va pas sans serrages de boulons. S’il ne cherche pas trop en amont ses causes, il sonde la conjoncture tout en remettant à l’endroit rounds et situations : des premières étincelles de la révolte au compromis entre islamistes et sécularistes, en passant par le rôle de l’organisation syndicale et l’implication des acteurs de la société civile dans la transition démocratique, sans oublier les voltes-faces et les remous des partis et du gouvernement. Ce ne sont pas là hors-d’œuvre et historiettes, mais des coordonnées dont s’épaule L’autre révolution. Ne portant pas en brassard sa sociologie, Mohamed Kerrou a le double mérite d’abandonner l’autorité du savoir académique plutôt que sacrifier la neutralité de l’analyse, mais aussi de mêler observation et réflexion sans surplomb.

En revanche, s’il suppose un lecteur peu disponible pour les sortilèges du savoir académique, L’autre révolution n’emprunte pas pour autant des pentes contraires. La batterie de références qui satisfait d’ordinaire le politologue ou le sociologue ne trouve plus grâce aux yeux de Mohamed Kerrou ; une bibliographie éclectique révèle à quelles lectures s’adosse sa réflexion qui a la pudeur de ne pas les étaler. Il y a Habermas qui trafique avec Arendt en chasse gardée. Quant aux voisinages lointains, il y a, entre autres, Castoridadis qui flirte avec Weber. Mais Kerrou n’hésite pas à y mettre plus de ficelles et moins de collants pour poser les représentations sur sa table d’argumentation. En décodé : il éteint l’accent âpre de la théorie en lui offrant le contrechamp des récits et des images. Des films comme Pouces de printemps d’Intissar Belaid, des pièces de théâtre de Leïla Toubel ou des poèmes d’Ouled Ahmed, retiennent encore l’auteur par la manche pour lui permettre de résumer la couleur de fond. S’il foule un terrain dont il ne possède pas encore la carte, L’autre révolution ne badine pas avec les médecines du concept.

Avec une loupe rassurante, l’argument de Mohamed Kerrou demande que les scellés soient levés. Quel mot brandir ? La « citoyenneté » est en première ligne. Bonne fille, cette alternative ne cherche ni à maquiller ses rougeurs devant les « incivilités » qui l’intimident, ni à se pratiquer comme un club privé : elle concerne l’intérêt de tous. Appelée à se détacher de l’écume, une révolution « civique », et par conséquent « citoyenne », s’apparenterait pourtant aux pensums qu’on écoute en se rongeant les ongles, le cul entre deux chaises : entre la sphère rationnelle du politique et le tropisme de la normativité sociale. Sans suffisamment rendre compte de la complexité des conduites instituées, L’autre révolution conçoit leurs mutations comme un processus de socialisation au long cours, dans lequel tient la solution aux problèmes du jour. Si elle ne raccourcit pas les délais, cette « révolution des consciences » renouvelle au moins la formule.

Entre ces deux banquises, l’argument de Kerrou trouve du réconfort sur l’oreiller du fair-play démocratique. À l’image des approches normatives qui se requinquent la rhétorique à chaque fois que celle-ci hume dans le vent et souffle dans son sens, l’essai invite à la banquette d’une « citoyenneté accomplie » et d’autres sucettes de la même espèce, ratissant large entre l’exercice de la liberté, l’intérêt général, le respect des lois, l’équilibre écologique et l’altérité. Vaste programme. Il n’est pas sûr pour autant que Kerrou gagne au change en termes d’alternative, en faisant de la citoyenneté un usage médicinal, tendu entre préventif et palliatif, sans se donner de véritables aiguillages pour éviter les raccourcis. Si L’autre révolution relance les conditions d’exercice d’une révolution citoyenne sur des frontières peu définies, induisant des glissements de terrain pas toujours bien contrôlés, on peine à s’en faire un concept à la formule spécifiée.