La décentralisation est passée du statut de projet préconisé par la Banque mondiale, à un chapitre de la Constitution de 2014. Il s’agit désormais d’un enjeu politique, une plateforme sur laquelle sont susceptibles de se former des alliances partisanes.

Le dossier de la décentralisation est passé d’une étape à l’autre, sans faire autant de bruit que des sujets de moindre importance. Il s’agit pourtant d’une question clé, concernant théoriquement la redistribution territoriale des richesses.

Entretemps, les partis politiques considèrent la décentralisation à l’aune des municipales, elles-mêmes perçues comme étant une répétition en vue des prochaines élections présidentielles et législatives. De leur côté, les gouvernements successifs font mine de voir en la décentralisation les solutions aux problèmes de déséquilibre régional cumulés pendant des décennies.

Or le projet est d’autant plus actuel qu’il devrait entrer effectivement en application après le 6 mai 2018, date des échéances électorales municipales. Même si le Code des Collectivités locales continue de faire l’objet de débats à l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP, Parlement).

Décentralisation imposée

La version préliminaire du Code du des Collectivités locales a été publiée en octobre 2015. Cependant, la décentralisation, en tant que nouveau mécanisme de gouvernance et de gestion territorial a été mentionnée dans la Constitution de janvier 2014.

Cette initiative a imposé constitutionnellement la décentralisation en tant que mécanisme de redistribution des pouvoirs et des rôles entre l’autorité centrale et les collectivités locales, dans les différentes régions du pays. Cependant, la mesure n’est pas véritablement le fruit d’une conviction politique, ni le résultat d’un projet clairement défini au préalable.

La décentralisation s’inscrit dans le cadre d’une nouvelle conjoncture internationale, conditionnant l’octroi de prêts et d’aides financières, à la mise en œuvre du projet. Un flou et des tiraillements que met en évidence le report de la ratification du projet de Code des Collectivités locales, trois mois avant l’échéance des municipales.

L’empressement à codifier la décentralisation, est motivé par l’accord conclu le 08 octobre 2014 entre le gouvernement tunisien et la Banque mondiale. A cette date, en marge des préparatifs en vue des élections, il a été convenu que la Tunisie obtiendrait un prêt de 217 millions d’euros auprès de la Banque Internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD, relevant de la Banque mondiale).

Quelques mois auparavant, la BIRD avait préparé un projet définissant les moyens de mettre en œuvre la décentralisation en Tunisie et d’identifier les réformes et les mesures à prendre par le gouvernement. Objectif affiché : assurer le succès de ce programme qui vise principalement à réduire l’écart de développement entre les différentes régions du pays.

En vertu de l’accord de prêt entre les deux parties que Nawaat a intégralement publié, la BIRD s’engage à soutenir financièrement le programme de décentralisation en Tunisie, à condition que le gouvernement tunisien mette en œuvre les procédures prévues par le document.

Ce prêt représente 83% des dépenses nécessaires à la mise en œuvre du projet de décentralisation avec un taux d’intérêt progressif atteignant les 4% à compter du 15 juillet 2023.

Déséquilibre régional

Au niveau financier, la décentralisation et la gouvernance locale se basent principalement sur l’autonomie des collectivités locales en ce qui concerne la mobilisation des ressources et leur redistribution, et ce, en fonction des besoins de chaque commune. Les ressources municipales sont essentiellement réparties entre ressources fiscales propres, et fonds fournis par l’État sous forme de subventions, ou de budgets prévus pour des projets régionaux. Les municipalités dépendent également de l’aide annuelle allouée par la Caisse des prêts sous certaines conditions.

Cependant, ces mécanismes prévus pour l’autofinancement des municipalités et l’indépendance financière des collectivités locales se heurtent à la réalité économique, en particulier dans les régions caractérisés par de faibles niveaux de développement. Des rapports gouvernementaux et des responsables ont fait part de l’insuffisance des ressources, avec des taux d’encaissement fiscal ne dépassant pas les 11%.

De son côté, Mokhtar Hammami, président de l’Instance de prospective et d’accompagnement du processus de décentralisation, a relevé le grave déséquilibre régional, notant que 18 municipalités monopolisent plus de 50% des ressources.

Les limites du mécanisme sont davantage mises en évidence par l’absence d’harmonie entre le processus de décentralisation et le développement. La réussite de l’expérience dépend en effet de la croissance des ressources fiscales municipales, qui dépendent elles-mêmes du climat économique et de la dynamique financière dans les communes.

La situation économique actuelle fondée sur une concentration excessive de la richesse soulève de sérieuses questions quant au succès de cette expérience. Ainsi, 93% des projets d’investissement sont concentrés dans les régions habituelles. Or le maintien du déséquilibre assorti de la baisse du soutien du gouvernement met la décentralisation à rude épreuve.

Lors de la Conférence internationale pour l’investissement Tunisie 2020, 90% des intentions d’investissements dans le secteur touristiques et 78% de ceux prévus dans l’industrie ont concerné la bande côtière (Est) du pays.

Les municipalités riches préserveront leurs riches ressources fiscales et non fiscales en raison de l’importante activité économique. En parallèle, la situation continue de s’aggraver du côté des municipalités existantes ou récemment établies dans les zones les plus pauvres, en raison du manque de ressources.

Entraves de la dette intérieure et étrangère

Dans l’attente des élections municipales et de la ratification du Code des Collectivités locales, la Tunisie entame la première phase de l’expérience de décentralisation avec des équilibres financiers fragiles à la fois au niveau local et international. Le projet se heurte en effet à un obstacle majeur: l’endettement.

Selon le ministère des Finances, la dette a dépassé les 70% du PIB pour l’année 2017. En outre, cette expérience alourdit les charges de l’Etat avec des emprunts à hauteur de 2025 millions de dinars. Ces prêts ont été contractés principalement auprès de la Banque Mondiale, qui a émis des conditions préalables en vue de la mise en œuvre du processus de décentralisation, ainsi qu’auprès de la Banque africaine de développement (BAD), de l’Union européenne et de l’Agence française pour le développement.

L’endettement ne se limite pas aux emprunts étrangers, mais concerne également les municipalités dont la dette s’élève à 150 millions de dinars, selon le ministère des Affaires locales. Les emprunts en question ont été contractés auprès de privés, d’institutions publiques, et de la Caisse des Prêts et de Soutien des Collectivités Locales.

Pour leur part, les rapports des autorités indiquent que l’endettement des municipalités a atteint les 67%.

Ces budgets déséquilibrés tant au niveau international avec les dettes extérieures contractées par le pays dans son ensemble ou au niveau local, mettent en péril l’avenir de la décentralisation.

Les nouvelles charges financières générées par les emprunts risquent en effet d’aggraver la crise économique nationale. Les municipalités à leur tour risquent d’être entraînées dans la spirale de l’endettement.

Selon les responsables du projet de décentralisation en Tunisie, il faudra attendre 27 ans pour que ce programme porte ses fruits. Autrement dit, une génération entière est condamnée à ne pas assister à la réalisation des promesses portées par le projet. En revanche, le gouvernement reconnaît son incapacité à fournir des solutions à cette génération, sommée d’attendre et d’accorder une confiance aveugle dans un projet porté par des institutions financières internationales. Dans l’attente d’hypothétiques jours meilleurs.