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Des manquements ont eu lieu et une sanction est donc plus que légitime. Cependant, les autorités concernées n’ont manifesté qu’indignation et surprise. Le bon sens suggère de saisir cette occasion, aussi dure soit-elle, pour arrêter cette hémorragie de l’occulte et de l’opacité et opérer les réformes tardives nécessaires à l’avancement du processus démocratique. De plus, le statut de primé du Nobel de la Paix ne laisse aucune place à l’indulgence, la Tunisie est redevable d’une rigueur considérable, notamment face à son principal bailleur de fonds qui est l’UE.

Le 3 novembre 2017, la première alerte est lancée par le Groupe d’Action Financière Internationale (GAFI) un organisme intergouvernemental de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Pendant ce temps, aucune institution gouvernementale n’a-t-elle pu épargner à la Tunisie ce coup de massue, cette publicité dévastatrice ? Qu’a fait la Banque Centrale ? Qu’ont fait les ambassadeurs ? Où est le Ministère des Affaires Etrangères ? Pourquoi le travail d’anticipation et de communication n’a-t-il pas été fait ?

La Tunisie s’est retrouvée sur cette liste par inadvertance, dit-on, puisque l’évaluation de l’UE s’est basée sur un ancien rapport du GAFI daté de 2015, édité avant l’adoption de la loi antiterroriste. Le secrétaire général de la Commission Tunisienne des Analyses Financières (CTAF), Lotfi Hachicha, s’est appuyé sur cet argument pour qualifier la décision d’injuste et le rapport d’obsolète. Cette déresponsabilisation témoigne d’immaturité, d’une vision étroite et d’une inconscience inacceptable, surtout que l’évaluation du GAFI n’a pas pris en compte la promulgation de la loi antiterroriste parce que son texte n’était pas prêt au moment de la visite sur place de l’équipe d’évaluation de la Banque Mondiale.

Il est à noter que le GAFI, constitué de 35 pays dont certains n’appartenant pas à l’UE, s’appuie sur les rapports d’autres instances pour élaborer son évaluation. A titre d’exemple, l’Organisation de Coopération et Développement Economiques (OCDE) a constaté l’existence de 22000 entreprises étrangères installées en Tunisie n’ayant aucun employé, sur un total de 28 000, soit près de 80% de sociétés écran créées pour le blanchiment d’argent. Sauf que Lotfi Hachicha, en omettant ce chiffre, s’est targué des 500 dossiers transférés à la Justice depuis 2011 et relatifs à des soupçons de blanchiment d’argent et financement du terrorisme. D’après lui, seul un des 500 dossiers est arrivé à son terme. Pour sa part, le ministère des Affaires Etrangères tunisien a qualifié la décision d’injuste, d’hâtive et d’unilatérale, en rappelant le plan d’action entamé par la Tunisie mais encore inachevé, prévu pour le mois de juin prochain.

Lotfi Hachicha a aussi déclaré qu’il n’y a pas de répercussion négative sur l’image de la Tunisie à l’étranger, ce qui attribue indirectement au GAFI et à ses systèmes d’évaluation des rôles de figurants. Sinon, selon l’ancien ministre de l’Economie, Hakim Ben Hammouda, les conséquences d’un tel classement pourraient être graves. Il a déclaré qu’il s’agit d’une multiplication de dysfonctionnements au sommet de l’Etat et que la responsabilité politique est engagée. Il a expliqué que : « Les investisseurs étrangers seront confrontés à des problèmes de transfert d’argent et les entreprises tunisiennes auront des difficultés à acheter des produits et à monter des opérations financières et bancaires avec l’étranger. »

De son côté, l’ambassadeur de l’UE à Tunis, Patrice Bergamini, invité par plusieurs médias, n’a cessé d’insister sur l’existence de défaillances stratégiques sectorielles et structurelles concernant les questions relatives au blanchiment d’argent et de financement du terrorisme. Il a dénoncé l’opacité du système bancaire et les résistances et réticences que rencontre la guerre contre la corruption déclenchée par le gouvernement Youssef Chahed depuis mai dernier. Il a affirmé que la Tunisie a été prévenue de ce danger par le GAFI depuis 2016. Sauf que le ministre tunisien des Affaires étrangères, qui était à Bruxelles le 5 février, a déclaré que le gouvernement était surpris d’une telle décision. La sphère politique qui estime, dans sa majorité, que la Tunisie est tantôt victime, tantôt jalousée, a taxé l’UE d’hypocrisie et de duplicité. Autant d’accusations infondées, dignes de la traditionnelle théorie du complot. Accuser autrui pour échapper à ses responsabilités, un classique consommé jusqu’à l’aveuglement !

Sans rentrer dans des détails techniques, en découvrant la complexité et les différentes étapes de la procédure d’évaluation, le nombre d’instances nationales et internationales qui y sont impliquées et le temps imparti, la réaction de la surprise laisse pantois. De plus, le 31 janvier 2018, pendant une conférence de presse donnée à l’occasion de la visite d’Etat d’Emmanuel Macron en Tunisie, le président Béji Caïd Essebsi avait exprimé sa reconnaissance à la France pour son soutien en faveur de la sortie du pays d’une première liste noire relative aux paradis fiscaux. Il avait aussi formulé le vœu d’avoir le même appui pour « un dossier à venir ». Il a pu ainsi faire référence à ce classement examiné par la commission des affaires économiques et monétaires du Parlement Européen le 29 janvier 2018, soit 2 jours avant la visite du président français.

Le journal Le Monde a relevé les efforts déployés par des parties diplomatiques tunisiennes pour tenter d’empêcher ce classement. L’argumentation avancée était la nécessité d’épargner une démocratie naissante et l’action entreprise aurait été d’offrir des dattes et de l’huile d’olive à certains députés européens. S’attendre à un résultat autre que ce classement n’est qu’une énième preuve de l’amateurisme, l’incompétence et l’absence de volonté de la classe gouvernante à rompre définitivement avec les pratiques du passé. D’autant plus que l’UE a mis 10 million d’euros à la disposition de la Tunisie pour appuyer la lutte contre la corruption et aller jusqu’au bout des réformes financières, fiscales et économiques requises. Un retour sur investissement était prévisible, l’obligation de résultat était irrécusable. Comment pouvait-on s’attendre à autre chose qu’une sanction, même si Patrice Bergamini, en bon diplomate, a ménagé la susceptibilité des autorités en suggérant de saisir l’opportunité sans la considérer comme sanction ?

Une rétrospective s’impose. Au lendemain de la révolution, certains islamistes radicaux sont revenus. Sous les gouvernements de la troïka, le fondamentalisme a été traité avec laxisme, voire même promu. Aujourd’hui, l’Assemblée des Représentants du Peuple refuse de traiter les projets de lois relatifs à la transparence et favorables à la lutte contre la corruption, dans ses tiroirs depuis 2015. Comment donc la Tunisie peut-elle être considérée comme disciplinée en matière de réformes pour la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme ?

Par ailleurs, le GAFI, créé en 1989, a élaboré un ensemble de recommandations reconnues comme étant la norme internationale en matière de lutte contre le blanchiment d’argent, le financement du terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive. Publiées en 1990, ces recommandations ont été révisées en 1996, 2001, 2003 et en 2012 pour assurer leur application et pertinence. Tous les pays du monde ont posé des législations conformes à ces recommandations, y compris la Tunisie depuis 2003, améliorées en 2009 puis 2016. Pour cette dernière évaluation, survenue après la révolution, elle a été discutée et validée par la plénière du GAFIMOAN (GAFI du Moyen Orient/Afrique du Nord) au Qatar. Ni les autorités tunisiennes concernées ni les membres de cette plénière n’ont jugé utile de considérer la prolifération sans précédent du terrorisme, de son financement, de la criminalité financière et des délits sous-jacents. En avril 2017, la Tunisie a posé son premier jalon dans le dispositif de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Il a fallu donc 5 années entières, depuis l’entrée en vigueur du nouveau standard du GAFI paru en février 2012, pour que l’évaluation nationale des risques s’achève.

D’un point de vue pratique, pour mesurer l’efficacité d’un dispositif de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, deux composantes sont à prendre en compte : L’évaluation de la conformité technique et de l’efficacité visant à déterminer la qualité de la mise en œuvre des recommandations du GAFI. Pour la Tunisie, hormis la lenteur et la négligence pré-démontrées, l’essentiel des raisons de ce classement repose sur une défaillance manifeste des autorités de supervision en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et de financement du terrorisme. La responsabilité de la perméabilité du dispositif national leur incombe. Selon le rapport d’évaluation, la faible appréciation des risques s’explique essentiellement par l’absence des contrôles sur place, l’insuffisance des ressources assignées et l’inexistence de procédures spécifiques au personnel de contrôle.  A titre d’exemple, pour le secteur bancaire, les contrôles sur pièce ne sont pas réalisés et sont basés sur les rapports internes et les conclusions des commissaires aux comptes. D’autres défaillances ont été relevées, à savoir le manque de transparence des registres commerciaux, des associations, des virements électroniques, etc.

Faute de contrôle, les autorités compétentes n’ont infligé aucune sanction relative aux manquements aux obligations de lutte contre le blanchiment d’argent et de financement du terrorisme. Mais depuis l’annonce de cette inscription, le directeur de la Banque Centrale a été poussé vers la porte de sortie, des arrestations de cadres de banques ont eu lieu et les accusations fusent de toutes parts. Rien que des tergiversations pour calmer l’opinion publique, mais l’agitation est là. Une agitation imprégnée de panique, de gesticulations et de réactions à chaud qui n’augurent rien de bon. Une fébrilité qui a fait office d’aveu. En particulier par le coup de théâtre du gouverneur de la Banque Centrale, Chedly Ayari, n’ayant pas assumé l’humiliation de son limogeage, a déposé sa démission avant le vote de l’Assemblée. Ce dernier a déclaré littéralement : « J’ai été humilié, alors que j’ai travaillé pendant 5 ans et demi sans prendre de vacances ». Et d’ajouter : « Toute cette histoire est préméditée et montée de toute pièce. » avant de poursuivre : « c’est mesquin, petit, ça n’a pas de sens, et surtout ce n’est pas digne de la Tunisie. » Ces déclarations et toutes les autres ont pris des allures de joutes stériles en dénonçant la décision sans jamais la contredire avec des arguments construits et des éléments factuels.

Peut-on espérer ne plus faire l’objet de telles sanctions ? Parce que l’apparition de la Tunisie sur une liste noire n’est pas inédite. Deux mois avant celle-ci, le 5 décembre 2017, le pays s’est retrouvé sur une liste de paradis fiscaux, à côté du Panama. Il est à préciser que l’évasion fiscale est l’une des principales manifestations de la corruption, avec le blanchiment d’argent. Sa négligence implique l’inefficacité et l’iniquité du système d’imposition et une mauvaise distribution des richesses. Ce qui est loin d’être anodin pour un pays qui souffre encore des disparités régionales cristallisées à l’ère postcoloniale, qui s’endette pour payer des salaires et qui ne trouve pas de solutions à ses problèmes de chômage. Y-a-t-il eu des sanctions intramuros suite à cette première sanction extérieure ? Non, ou alors pas assez dissuasive. Peut-on identifier un responsable ? Non, parce qu’aucune démission spontanée n’a été présentée. Y-a-t-il un indice rassurant pour ne plus se retrouver dans pareil engrenage ? Non, aucun.

La mollesse et l’inefficience de la dite guerre contre la corruption sont flagrantes. Depuis son déclenchement, le gouvernement, ayant bénéficié d’un soutien populaire indéniable grâce à l’initiative, a fait l’autruche devant des évidences freinant le processus d’une guerre qu’il a lui-même déclenchée. Ces apparitions sur ces listes ne font que confirmer son échec.

Dorénavant, au lieu de tomber dans le déni et la victimisation, le gouvernement est dans l’obligation de revoir son système de valeurs et sa stratégie de guerre contre la corruption pour sortir de cette liste. La Tunisie est aujourd’hui affichée comme mauvais élève, parmi ceux qui ne respectent pas les standards fiscaux internationaux. Ses chances d’attirer des investisseurs s’amenuisent. Et son retrait de la liste sera négocié, au moment venu, moyennant d’autres engagements. La Tunisie n’a donc d’autre choix que d’assimiler les règles du jeu démocratique et d’apprendre à respecter ses engagements, d’affirmer sa démocratie par les actes.

La Tunisie doit rompre définitivement avec le laxisme et l’impunité, et cela doit commencer par le sommet de l’Etat. Mais avec ce système de gouvernance hybride, ce mode de scrutin à la proportionnelle qui a enfanté cette gouvernance de consensus, où il n’y a ni réelle séparation ni réelle interférence des pouvoirs, où le chef du gouvernement est incapable d’exécuter une politique systématique et méthodique et prendre des décisions salvatrices pour le pays, la Tunisie ne trouvera pas son salut. N’est-il pas temps d’ouvrir le débat sur la modification du mode de scrutin actuel pour les élections présidentielles et législatives de 2019 ?