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Cette démarche à la fois exigeante, privilégiant une longueur de vue et de souffle est en soi une réponse esthétique et politique à ce qui est communément décrit comme un processus de marginalisation créant des territoires où gronde le mécontentement des laissés-pour-compte. Mais cette réponse comporte plusieurs tiroirs : faire entendre des voix qui ressassent à la fois désillusion et colère, ouvrir le champ de la représentation à l’énergie de la colère et du dépit, quitte à ce que ce champ soit obstrué par les corps des personnages filmés et quitte à ce que le corps de celui qui porte la caméra (en l’occurrence le cinéaste) soit comprimé par ceux des personnages qu’il filme dans une voiture. Il se trouve que cette scène qui figure dans le pré-générique donne le « la », le cinéaste est embarqué dans un trajet, la route est peu visible. On en ressent les secousses et on entend des voix qui s’entremêlent dans une polyphonie désordonnée et qui tournent en dérision leur propre désespoir : captation d’une discussion bruyante, captation du chaos de la route et du chaos de cet accompagnement, presque une métaphore de l’approche documentaire de Ridha Tlili dans Forgotten.

Le cinéaste intervient très peu tout au long du film, une ou deux répliques sur le mode de l’humour ou de la distance. Son empathie n’est pas véhiculée par le discours, mais plutôt par une attitude qui consiste à lâcher prise, à se désinvestir en quelque sorte de son pouvoir et, de fait, d’une certaine maîtrise de la mise en scène. Souvent ce sont d’ailleurs les personnages qui dessinent la mise en scène avec leurs corps. Ils jouent beaucoup tout au long du film, soit parce que certains d’entre eux, en l’occurrence Boujdik et Chafi, font du théâtre, soit parce que la théâtralité se déploie sur la scène de la lutte sociale et politique. Meetings et rassemblements dans l’espace public où Abdelhak harangue la foule en s’exprimant en arabe littéraire et en étant quasiment toujours en hauteur. Si le cinéaste le filme en contre-plongée, ce n’est pas tant pour faire de lui une icône mais pour souligner la théâtralité de sa posture. L’arabe littéraire du discours militant est un autre aspect de la théâtralité, choisi par le personnage dans toutes les situations où il se trouve sur la scène du militantisme social et politique. Les personnages jouent également entre eux en dehors des répétitions et des actions militantes. Il en va ainsi de cette séquence où les amis miment une émission de radio où il s’agit de faire un reportage en direct sur une scène de leur quotidien. Leur parodie est une revanche joyeuse et hilarante sur leur exclusion du champ de représentation médiatique et officiel.

Si l’arabe littéraire dans lequel s’exprime Abdelhak à chaque fois qu’il fait un discours en présence d’une foule est la preuve qu’il ne conçoit pas autrement le discours militant, les commentaires de Farid sur la difficulté de son ami Akrem à vivre une histoire réelle avec une fille dans un contexte où la mixité est bannie et sa tendance à se rabattre sur la communication virtuelle sont à contre-courant de cet usage militant et formaté de l’arabe littéraire. Les commentaires de Farid sont à la fois une parodie d’un certain usage de l’arabe littéraire et l’expression de la difficulté de dire ce vécu sentimental fait de privation dans la langue de tous les jours. Tous ces partis-pris significatifs du point de vue du rapport à l’espace public ont été pensés par les personnages. Le travail du réalisateur consiste en une captation attentive à cette théâtralité, à l’usage des langues et des registres, à l’humour et à la distance qui se déploient dans cette mise en scène à la fois spontanée et pensée par les jeunes qu’il filme. Ce n’est pas la première fois que le cinéaste s’intéresse à des formes de performance qui interrogent l’espace public, son premier long métrage Révolution moins 5, accompagne Ahl al-Kahf, un collectif d’artistes qui interviennent dans l’espace public et qui développent tout un discours théorique sur leur vision de l’art éphémère. Cependant, Forgotten va plus loin en mettant en scène des usages décalés et des formes de distanciation qui font de la théâtralité à la fois l’expression d’une frustration (chez Boujdik notamment), d’une résistance et d’une autodérision salutaire pour les personnages et pour le film (les jeunes filmés ne se prennent pas au sérieux et heureusement !). Au lieu d’un théâtre qui se déploie sur une scène, le cinéaste a choisi délibérément, comme il l’a dit lors d’un débat, le théâtre de la vie, les gestes du quotidien (la séquence de la fabrication du pain dans une boulangerie, les soirées autour de la préparation d’un repas), ou encore une théâtralité en lien avec l’interrogation des jeunes sur la place qu’ils occupent dans la société et sur les rôles qu’ils sont amenés à endosser. Chafi s’est illustré par une chanson qu’il était le premier à chanter lors du premier sit-in de la Kasbah, on le voit visionner la vidéo et exprimer son regret de l’avoir chantée vue la désillusion qui a suivi et qui est en partie liée aux poursuites judiciaires dont il est la cible suite à sa participation au soulèvement populaire de 2011. D’une manière ou d’une autre, tous les personnages subissent harcèlement judiciaire et policier en raison de leur intervention dans l’espace public.

Cependant, mettre en scène la théâtralité n’est pas le seul parti-pris du film. Il arrive aux personnages d’oublier la présence de la caméra et au cinéaste de se placer aussi à distance de manière à leur faire oublier la caméra. Dans de nombreuses scènes de discussion dans les cafés notamment, on perçoit sa recherche de la bonne distance et l’effort d’ajuster son dispositif ou de faire le point. Ces images qui disent le processus d’ajustement auraient pu sauter au montage, le cinéaste qui a lui-même monté son propre film en a décidé autrement : choix heureux montrant que le fait de se placer à la bonne distance, que la recherche d’une image juste ne va jamais de soi dans un documentaire. L’immersion, très forte dès les premières images du film, et l’investissement du champ par la théâtralité du sujet filmé ne sont pas les seules modes de représentation, car il faut à un moment donné casser ce dispositif qui permet au personnage d’entraîner le cinéaste dans les rets de sa mise en scène, même si cette mise en scène en dit long sur les personnages et leur rapport à l’espace public et à la représentation qu’ils ont d’eux-mêmes. La mélancolie qui se dégage de leurs discussions dans les cafés sur leur propre avenir (partir ou rester en l’occurrence) n’est pas le fruit d’une mise en scène qu’ils ont choisie. Elle est plutôt le fruit de la captation d’un moment où le sujet filmé lâche prise.

La présence discrète de la caméra et le choix de l’angle adéquat donnent l’impression que le cinéaste reprend le dessus au niveau de la mise en scène. En même temps, on voit bien que cette prise en main met en images le processus qui l’a amenée : acceptation de montrer ces errements de la netteté, ces va-et-vient qui rapprochent, puis éloignent les personnages, bref cette recherche et cette tentative de répondre à la question cruciale de la bonne distance qui ne va jamais de soi. Là aussi, nous avons l’impression que le cinéaste ne se met pas dans la posture de celui qui sait et c’est en cela que son pouvoir est mis à l’épreuve quitte à produire l’impression qu’il préfère le brouillon à l’image finie, bien cadrée d’emblée. Cette mise en crise de la maîtrise a une signification politique dans la mesure où l’accompagnement des jeunes qui s’interrogent sur leur place dans la société se fait sur un mode mimétique au niveau du choix d’un dispositif qui, non seulement ouvre le champ à un mode de représentation trouvé par les personnages eux-mêmes, mais intègrant aussi une interrogation sur la place du documentariste qui semble préférer l’humilité de la recherche et ses errements à la certitude de la maîtrise. Le seul commentaire que s’autorise le documentariste nous parvient à travers les plans larges filmés dans la nature, des échappées qui ponctuent le film, où on voit les personnages se parler en se promenant dans les environs de Sidi Ali Ben Oun sauf qu’on n’entend pas l’entrechoquement de leurs voix qui prédomine dans la majeure partie du film. A la place de la polyphonie chaotique des voix, on entend une musique porteuse à la fois de légère mélancolie et de méditation. Ces moments de respiration disent aussi la recherche par le cinéaste d’un mode de représentation autre que l’immersion, un mode de représentation à la fois empathique et distancié.

C’est par l’exploration de tous ces modes de représentation, de ces différentes postures que le cinéaste répond au déficit de représentation à la fois politique et cinématographique (même si les films réalisés après 2011 et notamment les documentaires ont beaucoup contribué à décentrer le regard) des territoires oubliés. Il se trouve que les programmateurs de la dernière session des Journées Cinématographiques de Carthage (JCC) ont tourné le dos à cette réponse, forte pourtant par son propos social et par la singularité de sa proposition esthétique. On passe ainsi de la perpétuation de l’exclusion d’un territoire qui n’a droit de cité que quand il s’agit de terrorisme (stigmatisation que refusent d’ailleurs les personnages du film qui sont des activistes de gauche) à une relégation de l’œuvre dans cette zone d’exclusion qui semble frapper à la fois le territoire et la singularité de ces parti-pris filmiques le portant à l’écran.