La Tunisie compte plus de 2 millions 421 mille jeunes âgés de 15 à 29 ans. Dans le climat morose actuel, comment les jeunes s’en sortent-ils et comment ils se projettent dans l’avenir ? Une étude intitulée « Les jeunes en Tunisie », de la Fondation Friedrich Ebert a tenté de répondre à ces interrogations.
Réalisée par le professeur universitaire et chercheur en sciences sociales, Imed Melliti, l’étude a été rendue publique le 3 octobre. Elle s’est penchée sur trois principales thématiques :
- le rapport des jeunes à la politique et aux institutions
- la perception de la situation économique et le rapport au travail
- leurs projets personnels et leurs perspectives d’avenir.
Dans le cadre de cette étude, 1002 jeunes ont été interrogés, dont 487 femmes et 515 hommes, âgés entre 16 et 30 ans. Parmi les individus interrogés, 17% sont issus du milieu rural, 22% des petites villes et 61% des grandes villes.
Le niveau d’instruction de ces jeunes varie. 8% avaient un niveau d’instruction bas (ont fini l’école primaire ou savent lire et écrire). 51% avaient un niveau moyen (niveau collège) et 40% avaient un niveau élevé (niveau baccalauréat). Un peu moins du tiers de ces jeunes étaient au chômage et ne poursuivaient aucune formation. 40% faisaient des études, et environ un tiers d’entre eux avaient un travail.
« Dans le contexte critique que traverse aujourd’hui la Tunisie, il est plus qu’important de sonder les jeunes afin de cerner ce que leur expérience nous dit de la société tunisienne dans son ensemble et de comprendre les attentes qui les animent de même que la manière dont ils se projettent et appréhendent l’avenir. Il est aussi important de les interroger pour savoir s’il reste encore quelque chose de l’élan sociétal et des espoirs que la Révolution a fait naître », écrit le sociologue.
Paradoxes
Bien que deux tiers des jeunes interrogés se plaignent de ne pas avoir d’argent, 36% se sentent « chanceux » ou « privilégiés » lorsqu’ils se comparent aux autres. Près d’un tiers se disent « indifférents » aux écarts les séparant d’autrui. Seul un tiers de ces jeunes admet leur « frustration ». Comment expliquer ce paradoxe ? « Bon nombre de jeunes s’en protègent en déclarant que la comparaison à autrui ne les intéresse pas », estime l’auteur de l’étude.
L’écrasante majorité des jeunes (plus de 80%) a également tendance à s’identifier à la classe moyenne. Seuls 10% se disent « pauvres » dont 6% de femmes contre 15% d’hommes.
« La tendance des répondant.es à préserver un tant soit peu de leur estime d’eux/elles-mêmes et d’autre part, des mécanismes de comparaison sociale se faisant au plus proche au sein du microcosme social auquel appartiennent les individu.es, les amenant à penser occuper une position plus médiane que ce n’est réellement le cas », explique Imed Melliti.
Quant à leur rapport au travail, 44% des enquêtés déclarent garder leur emploi uniquement parce qu’ils n’ont pas d’autres choix. Les autres jeunes relèvent d’autres motivations, telles que la quête de la sécurité ou l’importance d’avoir un travail.
Cependant, la moitié des jeunes interrogés évoque également d’autres finalités moins matérielles comme « faire quelque chose qui a du sens pour moi », « avoir le sentiment de réaliser quelque chose », « avoir le sentiment de faire quelque chose d’utile pour la société » et « la possibilité de concrétiser mes idées ».
Cette dimension n’est pas toujours présente chez les jeunes ruraux et défavorisés. « Ceci n’a rien d’étonnant vu qu’il est largement admis que l’importance de la dimension expressive est un « luxe » ne pouvant entrer en ligne de compte que si l’on est déjà à l’abri du besoin », souligne le sociologue.
Mais indépendamment de leurs motivations, les jeunes interrogés ne sont pas vraiment satisfaits par le travail. Seuls 35% se déclarent très satisfaits de leur emploi. L’insatisfaction est plus importante chez les catégories sociales défavorisées et peu instruites. Près de 0% des individus de cette catégorie se disent très satisfaits de leur travail.
Malgré leur situation économique précaire, les jeunes contribuent aux charges de leurs familles. 40% d’entre eux soutiennent financièrement leurs familles. Les hommes sont plus nombreux à le faire (47% pour les hommes contre 30% pour les femmes). L’auteur du rapport nuance toutefois ces chiffres en mentionnant une participation plus importante des femmes dans les dépenses de leurs familles au fil des années.
« Si l’on reste globalement ici sur cette représentation traditionnelle du rôle de l’homme dont les responsabilités économiques au sein de la famille ne peuvent que s’affirmer avec l’âge, il n’est pas inintéressant de noter que les jeunes femmes ne sont plus complètement exonérées. D’autres enquêtes montrent que les attentes économiques des parents vis-à-vis de leurs enfants de sexe féminin augmentent dans le cas d’un investissement important dans leur scolarité », explique le sociologue dans son étude.
Optimistes malgré tout
Les jeunes vacillent entre optimisme et pessimisme. La plupart d’entre eux estime que les Tunisiens ne jouissent pas des mêmes droits dans la société. C’est le cas notamment des habitants des petites villes. Mais une écrasante majorité des individus interrogés (70%) se montre confiante quant à la possibilité d’atteindre ses ambitions professionnelles. Plus globalement, plus de la moitié affirment qu’ils sont optimistes dans leur vie. Mais ce pourcentage est à relativiser. Le taux de jeunes totalement sûrs de pouvoir réaliser leurs objectifs professionnels diminue de dix points en comparaison aux taux enregistré dans une enquête similaire réalisée en 2016.
L’optimisme ne s’est toutefois pas évaporé. Imed Melliti l’explique par le facteur âge. L’optimisme est dû à « la position dans le cycle de vie : il nous semble en effet difficile de pouvoir assumer une attitude pessimiste à un âge où il est grand besoin d’énergie pour pouvoir se projeter dans la vie », précise-t-il.
Bien qu’ils prêtent attention au confort économique, les jeunes donnent beaucoup d’importance à des aspects de la vie qui sont moins matériels. Il s’agit de l’importance de jouir d’une vie familiale stable et saine, de la nécessité de trouver un partenaire fiable et de vivre dans un environnement sécure.
Cependant, les jeunes enquêtés (55%) ne se montrent pas aussi optimistes quand il s’agit de l’avenir du pays. Ils se soucient notamment des problèmes de pénuries des denrées alimentaires. Ils craignent la faim et l’insécurité. Ils redoutent également les défaillances dans la gestion des établissements publics. D’autres préoccupations plus générales les rongent, en l’occurrence, les retombées de la crise économique et les problèmes environnementaux. Sachant que 69% des jeunes ruraux sont inquiets par rapport à la crise environnementale.
Perspectives d’avenir
A la question « pour changer ta vie, que serais-tu prêt à faire ? », 52% répondent qu’ils sont prêts à quitter leur famille pour avoir une meilleure situation professionnelle. Selon le sociologue, ceci s’explique par l’absence d’opportunités professionnelles dans leur environnement familial.
Pour améliorer leur situation, 31% (37% des hommes et 24% des femmes) déclarent qu’ils n’écartent pas la possibilité de se marier avec une personne d’une religion différente ou plus âgée. Ce taux est en augmentation de 23 points par rapport à celui enregistré dans l’enquête de 2016.
Autre perspective : la migration. Celle-ci est désormais banalisée chez les jeunes. Seuls 10% des interrogés considèrent l’émigration de membres de leur famille comme une perte personnelle. Certains tirent profit de cette migration. 34% des jeunes enquêtés admettent qu’ils reçoivent de l’argent de ces migrants.
Ces jeunes sont également séduits par l’idée de quitter le pays. 46% d’entre eux, dont 50% d’hommes et 41% de femmes, le confient. Cette idée parait plus attrayante chez les habitants des villes (51%) que chez les ruraux (30%). Elle est également plus manifeste chez les jeunes moins diplômés (50%) que chez ceux ayant un niveau d’instruction élevé (42%).
La destination la plus citée par les jeunes désirant émigrer est l’Europe. 63% d’entre eux espèrent s’installer dans un pays européen. Ce taux est plus important chez les moins âgés (70%), les moins instruits (78%) et les habitants des petites villes (71%).
« Si les données montrent que les jeunes tunisien.nes sont dans l’ensemble optimistes et cèdent difficilement aux sentiments de frustration et au défaitisme, il n’en reste pas moins qu’ils/elles sont nombreux/euses à exprimer leurs inquiétudes quant à la dégradation de la situation politique, à la mauvaise gestion des institutions publiques et à la difficulté croissante de la situation économique de leurs familles », souligne Imed Melliti.
Et de conclure : « bien qu’ils/elles restent confiant.es, ils/elles sont surtout très nombreux/euses à exprimer le désir de quitter le pays, en pensant probablement que leur salut et leur réussite en dépendent ».
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