Alors que les migrants sont pourchassés par les autorités tunisiennes, les députés n’ont pas trouvé mieux que de proposer un projet controversé, censé résoudre la crise migratoire.

Dans une lettre adressée au chef du gouvernement, deux parlementaires, en l’occurrence Rim Seghaier et Asma Derouiche proposent un projet destiné, selon elles, à résoudre le problème de la présence massive des migrants subsahariens en Tunisie. Datant du 16 mai, la copie de cette correspondance a fuité sur les réseaux sociaux.

Les députées suggèrent de créer « des entreprises de services africaines », gérées par des hommes d’affaires tunisiens issus du gouvernorat de Sfax, plus précisément des régions d’Al-Amra et de Jbeniana. Ces sociétés sont amenées à recruter des Subsahariens afin de les « intégrer dans le circuit économique du pays dans le cadre des projets prévus entre 2030 et 2050 ».

Toutefois, l’intégration économique de ces migrants se fera à travers des contrats de sous-traitance. En parallèle, les députées proposent de régulariser la situation des travailleurs tunisiens dans le but de mettre fin à l’emploi précaire.

Seghaier et Derouiche précisent que ce projet n’est pas destiné à faciliter « l’implantation définitive » des migrants puisque les contrats de sous-traitance sont d’une durée de 20 ans. Après ce délai, les travailleurs subsahariens seront expulsés.

Une telle perspective proposée pour les employés tunisiens travaillant dans les pays étrangers aurait soulevé une levée de boucliers. En Tunisie, cette proposition passe sous silence. Seule la députée Fatma Mseddi formulera des critiques acerbes, et ce, pour des raisons qui n’ont rien d’humanitaires. 

Mseddi est montée au créneau pour exprimer son indignation face à ce projet qu’elle juge « scandaleux ». Ce n’est pas son aspect esclavagiste qui l’indigne mais le fait qu’il encourage, selon elle, « l’implantation africaine » en Tunisie.

« Malgré vos agissements, la Tunisie ne sera ni une terre de passage, ni une terre d’accueil », lance-t-elle. Et d’appeler à l’intervention du parquet de la République dans cette affaire.

La députée Rim Seghaier n’a pas tardé à lui répondre sur les ondes d’Express Fm, le 27 mai. « Le projet n’a pas été examiné à sa juste valeur mais a été instrumentalisé par quelques personnes, dont le mode de fonctionnement au parlement rappelle l’avant le 25 juillet », dénonce-t-elle.

Ces personnes tentent de semer la discorde afin d’entraver le processus de réforme du pays, et ce, à des fins de politique politicienne à l’approche des élections présidentielles, estime Seghaier.

Le traitement du dossier de la présence des migrants sur le sol tunisien est « prioritaire » et doit être géré de façon « sage » et « pragmatique », défend-elle.

La députée précise que ce projet ne concerne pas tous les migrants mais uniquement les demandeurs d’asile « qui ont un statut légal » et peuvent travailler conformément « à la loi tunisienne et aux conventions internationales relatives à l’emploi des étrangers ».

« Nous sommes dans la droite ligne de la politique générale de l’État. Et nous sommes contre l’implantation et la colonisation subsaharienne », plaide-t-elle.

Ces députées ignorent ou font mine d’ignorer les conditions de travail des migrants dans notre pays et le cadre juridique régissant l’emploi des étrangers, dont les réfugiés, en Tunisie. L’Etat tunisien, bien que signataire de la Convention de Genève relative aux réfugiés, n’a pas encore adopté un système national d’asile pour ces derniers.

Sans compter les récentes déclarations du président de la République, Kais Saied, hostile à l’octroi de la carte de demandeur d’asile. Selon plusieurs témoignages, notamment ceux de migrants soudanais, l’intimidation policière vise également les détenteurs de la carte de demandeurs d’asile.

L’esclavagisme moderne

La Tunisie applique le principe de préférence nationale concernant l’accès à l’emploi, même concernant le travail formel. A qualification égale, la priorité est accordée aux travailleurs tunisiens. L’accès à l’emploi formel est permis à certaines catégories d’étrangers, sous des conditions restrictives et pour une durée déterminée. Mais une fois l’étranger titulaire d’une carte de séjour portant la mention « autorisé à exercer un travail salarié en Tunisie ».

La législation tunisienne ne reconnaît pas non plus tous les instruments internationaux préservant les droits des travailleurs migrants, contrairement à ce que prétendent ces parlementaires.

A travers leur proposition, ces députées livrent davantage les migrants à la servitude. Pour subvenir à leurs besoins, ces derniers occupent d’ores et déjà des travaux peu rémunérés et précaires. Les hommes, notamment, travaillent comme maçons, serveurs, ouvriers agricoles. Ils se substituent à une main d’œuvre tunisienne qui boude ces emplois. La majorité opère dans l’informel, selon les données de l’Organisation internationale du travail (OIT).

La concentration des migrants dans le secteur informel est inhérente à leur condition d’entrée irrégulière sur le territoire tunisien. Beaucoup ont du mal à régulariser leur situation et subissent ainsi une « déqualification » de leurs compétences. Ils sont donc contraints de travailler dans la clandestinité.

Toutefois, d’autres catégories de migrants sont venues de manière régulière grâce à un visa d’entrée ou une exemption de visa permettant un séjour de trois mois. Mais dépourvus d’une autorisation de travail et d’une carte de séjour, ces migrants basculent dans la clandestinité. Ils cumulent des pénalités et risquent une mise en détention ou d’être refoulés du territoire tunisien.

Cette situation est une aubaine pour les employeurs à la recherche d’une certaine flexibilité. Du côté des travailleurs migrants, elle engendre précarité et vulnérabilité. Ces derniers sont privés de conditions de travail décentes permettant l’accès à la sécurité sociale, aux soins et à la justice en cas d’agression ou de litige.

Ces conditions accentuent leur fragilité. Ayant franchi de manière irrégulière les frontières, les migrants sont obligés de rembourser leur dette aux trafiquants au cours du processus de migration mais aussi à leur arrivée en Tunisie. Ils sont exposés de ce fait à différentes formes d’exploitation économique et sexuelle de la part de leurs passeurs et des employeurs tunisiens.

La confusion entre la traite transfrontalière et la traite interne

Le discours complotiste de Kais Saied et de ses suppôts insiste sur la traite transfrontalière et non pas sur la traite sévissant sur le territoire tunisien. La première est fortement dénoncée lors de ses différents discours. D’après lui, elle sert à implanter les migrants en Tunisie.

Tandis que la traite opérée sur le territoire tunisien se pratique au vu et au su de tous. Les victimes ne sont pas suffisamment protégées par les autorités tunisiennes alors que le chef de l’Etat se vante des accomplissements des autorités tendant à préserver la dignité humaine de cette population.

Cela se traduit par la diminution du nombre de victimes de traite identifiées par les services de l’Etat à cause, notamment du « manque continu de ressources, qui entrave non seulement l’identification des victimes mais également leur accès à une assistance adéquate », souligne le rapport de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés, intitulé « Tunisie : flux migratoires et traite des êtres humains », publié en novembre 2023. Et d’ajouter :

Les mêmes sources remarquent que le personnel de l’unité spéciale du ministère de l’Intérieur ne possède pas la “compréhension culturelle”, ni la formation nécessaire pour communiquer avec les migrant·e·s d’origine subsaharienne vulnérables, dont les victimes potentielles.

De surcroît, la non-identification officielle expose les victimes à des poursuites en lien avec leurs activités illégales réalisées en conséquence directe de leur propre traite, comme la violation des lois de l’immigration ou la prostitution.

À l’exploitation clandestine, les députées Rim Seghaier et Asma Derouiche ajoutent à travers leur proposition un autre mode Asservissement qui se veut légal. Le tout sur fond de climat propice à la xénophobie. Et en l’absence d’une stratégie politique et socio-économique pour gérer dignement la présence des migrants en Tunisie.