Dans ce quartier huppé du Lac 1, au nord de Tunis, les rutilantes constructions et les employés tirés à quatre épingles côtoient des campements de fortune, où des centaines de réfugiés soudanais et autres migrants tentent de survivre.
Un calme précaire règne dans cette zone, en cette journée du 25 janvier. La tension paraît palpable du côté des migrants, dès notre entrée dans leur camp, jouxtant les locaux de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). « Vous êtes de la police ? », nous interpelle l’un des migrants en colère.
« Il y a des gens qui viennent nous prendre en photos pour les publier ensuite sur les réseaux sociaux et se moquer de nous », abonde un autre jeune homme. D’après les migrants, des policiers en civil s’incrustent en ces lieux, avant de faire arrêter certains d’entre eux.
D’autres, plus occupés à se réchauffer autour d’un feu de bois improvisé, nous concèdent un regard indifférent.
L’exode massif des Soudanais
Un autre camp réservé aux réfugiés soudanais est installé dans le jardin public de l’autre côté de la rue. Des tentes de fortune faites de tôles, de bâches et de couvertures usées jonchent le sol. Un univers parallèle, avec ses propres règles sociales et économiques. Le contraste avec les bâtiments clinquants des startups des alentours, est criant.
Des membres du camp se sont convertis en petits marchands de toutes sortes de produits : cigarettes, fruits, vêtements, shampoings. Le tout étalé par terre. « Au moins, ici on ne risque pas de crever de faim. On s’entraide entre frères et les marchandises sont moins chères qu’ailleurs », raconte Ahmed, 21 ans, un réfugié soudanais à Nawaat.
A peine entrés dans ce camp, nous sommes rapidement encerclés par des dizaines d’hommes. La méfiance à l’égard de la police est manifeste. Mais tous tiennent à raconter la traversée harassante des frontières terrestres. Les récits s’étendent sur la brutalité des miliciens rencontrés en cours de route, les histoires de viol, la faim, les tensions avec les passeurs et les gardes-frontières.
Les résidents de ce camp font partie des milliers de réfugiés et demandeurs d’asile soudanais ayant débarqué en Tunisie ces derniers mois. Le nombre total de réfugiés et de demandeurs d’asile enregistrés auprès du bureau du Haut commissariat pour les réfugiés (HCR) en Tunisie s’élevait à plus de 13 mille personnes, 40% d’entre eux sont originaires du Soudan, selon le dernier recensement, datant du 14 janvier 2024, révélé par l’organisation onusien à Nawaat.
En 2023, le HCR a enregistré 7 mille 831 nouveaux demandeurs d’asile, dont 4 676 ressortissants soudanais. Ils étaient seulement 868 en 2022.
Théâtre d’une guerre sanglante entre l’armée régulière du général Abdel Fattah Al-Burhan et les paramilitaires des Forces de soutien rapide (RSF), du général Mohamed Hamdane Daglo, dit Hemeti, le Soudan se vide de sa population.
D’après l’OIM, 7.7 millions de personnes se sont déplacées à l’intérieur du pays. Et plus de 1.2 million ont cherché refuge dans d’autres pays, à l’instar du Tchad, de l’Éthiopie, de l’Égypte, du Soudan du Sud, de la République centrafricaine ou encore de la Libye.
Bon nombre de Soudanais rencontrés dans le camp sont venus de Libye. D’autres ont traversé le Tchad, le Niger puis l’Algérie, avant d’arriver en Tunisie.
Parmi eux, Mustapha, âgé de 18 ans. Il est arrivé en Tunisie au mois d’octobre. Fuyant El Geneina, la capitale du Darfour-Occidental, centre d’affrontements sanguinaires, il a laissé derrière lui des biens et les corps enterrés de certains de ses proches tués lors des combats.
Avant d’entrer en Tunisie, il est passé par le Tchad, le Niger, l’Algérie, parfois à pied. Son ami Béchir, 20 ans, a également quitté El Geneina pour la Libye. Et il a dû payer 800 dinars libyens à un passeur local pour arriver en Tunisie. Pas de quoi l’attrister. Le jeune homme est bien content de s’être échappé de la Libye, où il a croupi durant plus d’un mois dans une prison.
Mais en Tunisie, leur calvaire continue. Pour se déplacer du sud vers d’autres villes, il a encore fallu marcher. « Les chauffeurs des louages refusent de nous embarquer », regrette Mustapha. C’est que plusieurs chauffeurs craignent le contrôle policier. Les autorités tunisiennes mènent depuis des mois une campagne de chasse aux migrants.
Ce climat de peur a fait que certains Tunisiens ne veulent plus avoir affaire à des migrants. Expulsés de leurs logements par les locataires, mis à la porte par leurs employeurs, plusieurs d’entre eux sont désormais livrés à eux-mêmes.
Et même les nouveaux arrivants, ayant fui la guerre et obtenu une carte de réfugié, ne sont pas épargnés. Certains des jeunes hommes rencontrés, viennent de sortir de la prison de Mornaguia, pour avoir été accusés d’entrée illégale dans le territoire tunisien. « Je leur ai bien montré ma carte de réfugié, mais ils n’ont rien voulu savoir », dénonce l’un d’eux.
Signataire de la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, l’Etat tunisien doit offrir protection aux réfugiés ayant fui des conflits armés. « Cette protection suppose une facilitation de l’accès au travail, au logement et un droit à la mobilité », rappelle Romdhane Ben Amor, porte-parole du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, à Nawaat.
Mais la réalité est tout autre pour ces réfugiés. Légèrement vêtus, avec aux pieds des claquettes en plastique, Béchir et Mustapha errent dans ce quartier du Lac 1. « C’est un miracle qu’on ait survécu à notre longue traversée. Mais l’avenir reste incertain », lâche Mustapha. Et le présent est bien dur. « Le jardin est bondé. C’est difficile de rester là-bas. Mais on ne sait pas où aller », se désole-t-il.
Des conditions déplorables
Trouver une tente et des couvertures pour se prémunir du froid est perçu comme « une chance » par ces Soudanais. « Avant on pouvait dormir le soir à même le sol dans les halls des immeubles aux alentours. Certains locataires n’ont pas apprécié notre présence et nous ont délogés », regrette Ezzeddine, 21 ans, un Soudanais du camp. Au centre du jardin, un homme entièrement enveloppé dans une couverture dort sur le banc public. Des cartons servent de matelas pour d’autres.
Si certains arrivent tant bien que mal à se débrouiller pour trouver un abri, c’est plus difficile pour les femmes et les enfants. Ils sont quelques-uns à avoir réussi à dénicher une place dans ce camp. Parmi eux, une jeune femme de 21 ans. Mère d’un petit garçon, elle en attend un autre. Enceinte de 9 mois, elle ne sait pas encore dans quelles conditions elle va accoucher. Son mari vient de sortir de la prison de Mornaguia.
Quant à son fils de 4 ans, il court joyeusement dans le jardin, les pieds nus. Un jeune homme l’aide à faire ses besoins à l’abri des regards. Ici, il n’y a ni toilettes, ni eau courante. L’environnement est insalubre. « Cette vie n’est même pas digne d’un chien », assène Ezzeddine.
L’un des migrants s’improvise coiffeur. Une dizaine de jeunes hommes attendent leur tour pour se faire couper les cheveux. D’autres sont occupés à laver leurs vêtements dans de vieux pots de peinture. L’odeur des plats en cours de préparation flotte dans l’air. Quelques hommes sont courbés sur des petites gazinières, occupés à faire mijoter de grandes quantités de pâtes ou de Ojja.
Certains réfugiés disent bénéficier d’une somme de 350 dinars que leur verse chaque mois le HCR. Mais ce montant ne suffit pas à couvrir leurs dépenses. « Comment puis-je louer une maison avec une telle somme ? Même les rares personnes parmi nous qui travaillent reviennent dormir au camp la nuit. Ils ne peuvent pas faire autrement », lance Ahmed, un Soudanais âgé de 24 ans.
Encore faut-il bénéficier de cette somme. Le traitement des dossiers des réfugiés et demandeurs d’asile prend du temps, dénoncent plusieurs Soudanais. Ils avancent que les délais pour décrocher un rendez-vous avec l’organisme onusien sont trop longs, et peuvent atteindre 6 mois. En attendant, les uns enchaînent les cigarettes, le visage grave et vide. D’autres s’échangent des passes de ballon, dans une ambiance bon enfant.
Cette longue attente est justifiée par le HCR par leur « manque de financement » et l’arrivée massive de réfugiés. Leur département de communication avance qu’il « s’efforce » néanmoins de veillerà ce que les réfugiés et les demandeurs d’asile bénéficient d’une protection conforme au droit international, englobant l’accès aux procédures d’asile et aux services de base. En l’occurrence l’aide juridique, un soutien psychosocial, des abris, l’accompagnement vers l’autonomisation, etc.
Ce soutien est jugé insuffisant par le représentant du FTDES. En témoigne, selon lui, le nombre de sit-in organisés par les réfugiés et demandeurs d’asile devant le HCR pour dénoncer les défaillances dans leur prise en charge par l’organisme onusien.
Débordé, le HCR n’est pas en mesure de répondre aux attentes des réfugiés sans le soutien des autorités tunisiennes. Il explique à Nawaat que les procédures légales tunisiennes font que les demandeurs d’asile et les réfugiés peinent à trouver un travail, un logement ou un accès à l’éducation pour tous les enfants. De surcroît, la Tunisie, bien que signataire de la Convention de Genève, n’a pas encore adopté un système national d’asile, relève le HCR.
De ce fait, la Tunisie ne peut pas être considérée comme un pays « sûr » pour les réfugiés et demandeurs d’asile, estime Romdhane Ben Amor. « Il faut réinstaller cette population dans un autre pays sûr, capable de garantir leur réintégration », revendique-t-il.
La plupart des Soudanais rencontrés ne souhaitent pas rester en Tunisie. Beaucoup espèrent partir légalement vers d’autres pays à travers la procédure de réinstallation assurée par le HCR. Mais seuls de rares élus verront leurs vœux exaucés, précise le département de communication de l’organisation.
« Seul un nombre limité de réfugiés peuvent avoir accès aux programmes de réinstallation. Les cas les plus vulnérables sont classés par ordre de priorité sur la base d’une évaluation au cas par cas. Pour ces derniers, la réinstallation est la solution durable la plus appropriée », souligne le HCR.
Et de préciser que les quotas de réinstallation des réfugiés sont limités. Pour le HCR, la réinstallation « n’est pas une solution pour tous les réfugiés, mais un outil de protection vitale pour les personnes les plus vulnérables et les plus exposées dans les pays d’asile ».
Moins de 1% des réfugiés sont réinstallés chaque année. Sur un total de 21,3 millions de réfugiés relevant du mandat du HCR dans le monde, seuls 57 500 ont pu être réinstallés en 2021.
Les Soudanais se trouvent ainsi coincés en Tunisie, face au climat hostile aux Subsahariens instauré par Kais Saied. En l’absence d’une politique de réintégration, les réfugiés semblent acculés à une vie de misère dans le pays. A moins de risquer une nouvelle fois leur vie, en prenant cette fois la mer, pour tenter une énième traversée des frontières.
“La plupart des Soudanais rencontrés ne souhaitent pas rester en Tunisie ». C’est vexant !