La ruelle est étroite, un peu sombre et sinistre. En la traversant, on se retrouve juste en face d’un grand hangar où s’entassent toutes sortes de déchets. « C’est un ancien marché, devenu aujourd’hui un lieu de rencontre de consommateurs de drogues », nous indique un natif de ce quartier de Mellassine, comptant plus de 6 mille habitants, à 4 kms à peine du cœur de Tunis. Juste à côté sont déposés de gros sachets contenant des bouteilles en plastique. Un homme surgit. Il n’a pas l’air d’apprécier cette irruption soudaine d’inconnus dans son secteur.
L’homme s’appelle Ahmed. Il a 41 ans. Il gère un commerce de vente de bouteilles en plastique. « Je regrette le jour où j’ai lancé une pierre sur un policier », lance-t-il. C’est ce qu’il lui reste en tête de la révolution de 2011.
A l’époque, des heurts avaient éclaté entre les habitants de ce quartier et les policiers, comme partout dans les cités populaires jouxtant le centre ville de Tunis. « Depuis, la situation s’est nettement détériorée », explique Ahmed. « De quels droits de l’Homme on parle. Si tu oses dire un mot, même anodin, on te coffre ». Mais d’après lui, ce climat liberticide n’est pas instauré par le chef de l’Etat mais par des ennemis extérieurs. « Les dirigeants arabes ne sont que les marionnettes des puissances étrangères ».
Ce n’est pas l’avis de Maher, vendeur de meubles anciens, rencontré dans le souk « El Kherba ». Âgé de 32 ans, le jeune homme parle d’un Saied « à l’égo gonflé et vivant dans une bulle ». Mais ce qui met le plus en colère Ahmed, c’est l’impunité dont jouissent les policiers.
Les policiers toujours au dessus de loi
Selon lui, les rapports avec les policiers ne se sont pas améliorés depuis la révolution. Au contraire, ils se sont envenimés. D’ailleurs, le vendeur préfère ne pas utiliser le terme révolution. « Avec le recul, je peux dire qu’il n’y a jamais eu de révolution ici. A l’époque, notre cible était uniquement les policiers. Ils nous détestent et nous leur rendons bien. Nous avons profité du chaos pour piller les magasins, nourrir nos familles et leur faire plaisir, et basta », raconte-t-il.
Et d’ajouter: « depuis, les policiers nous détestent encore plus. Ils débarquent, te frappent, te jettent au poste de police puis finissent par te relâcher ».
La répression est seulement devenue plus calculée. « Il y a toujours ce délit de faciès quand tu mets les pieds au centre ville. Un jeune de Mellassine est forcément un délinquant. Mais ils n’osent plus s’en prendre à nous physiquement quand il y a des caméras de surveillance ».
La fin de la répression policière tant réclamée par les Tunisiens lors de la révolution est un vœu pieux. Ahlem, 38 ans, a perdu son mari en 2014. Son époux a été arrêté à cause d’un différend familial. Ce qui n’était qu’une simple affaire de famille a pris une tournure dramatique. « Lors de son arrestation, il y a eu des accrochages entre mon mari et les policiers. Les coups ont commencé dans la rue. Ils ont fini par le déshabiller totalement devant nous. Après, on nous a annoncé qu’il est mort à la suite d’un arrêt cardiaque. Mais je suis allée le voir avec l’avocate Radhia Nasraoui. Son corps était roué de coups ».
Sa plainte a traîné et Ahlem a fini par jeter l’éponge. C’est qu’elle craint les représailles des policiers. « Ils sont devenus plus menaçants qu’avant », balance-t-elle d’un ton résigné. C’est cette même peur qui fait qu’Ali ne suit pas un traitement pour se sevrer de sa consommation d’héroïne. « Mais de quelle révolution parle-t-on? Il faut parler de la poudre (héroïne, NDLR). Moi je vais mourir ».
Ali, les yeux à peine ouverts, le regard inquiet, peine à articuler. Âgé de 27 ans, il a une petite fille. Il a été poursuivi pour une affaire de vente de drogues et son dossier a été clôturé. Mais il raconte qu’il est toujours harcelé par les policiers et qu’il figure toujours parmi les individus recherchés. Cette pratique est qualifiée par SANAD (programme de l’Organisation mondiale contre la torture, OMCT) comme une forme de torture.
Depuis son lancement en 2013, le programme SANAD a recensé plus de 900 cas de torture et mauvais traitements.
Ainsi, le nombre des victimes a non seulement augmenté, mais leurs profils se sont aussi diversifiés, indique l’OMCT. La violence institutionnalisée s’exerce notamment à l’encontre des personnes fichées en raison de leur dangerosité présumée pour l’ordre public.
« La torture n’a pas cet aspect trash des pratiques qui avaient lieu au sous-sol du ministère de l’Intérieur. Aujourd’hui, elle revêt une forme plus subtile, plus difficile à documenter aussi », dénonce Hélène Legeay, directrice juridique de l’OMCT Tunisie, interviewée par Nawaat.
Ali craint ainsi d’être de nouveau arrêté, s’il se présente dans un hôpital. En attendant, c’est le spectre d’une longue et douloureuse agonie qui le guette. A Mellassine, la rage anti-flics s’étale dans certaines zones sur les murs, avec les tags de l’acronyme ACAB.
D’après Maher, le vendeur de meubles, les policiers ne veulent pas instaurer l’ordre dans ce quartier gangréné par la consommation et la vente des drogues. « Ils sont eux-mêmes issus de cités populaires, consommateurs de drogues, qui malmènent des gens comme eux. Sauf que ces derniers n’ont pas la chance de jouir de la même impunité », ironise-t-il.
Un peu plus loin, on rencontre Akram assis sur la marche d’une maison. Il fume un joint, accompagné d’un jeune homme âgé de 19 ans. Les yeux rouges, les paupières tombantes, ses paroles sont empreintes de dégoût. Il espérait rejoindre l’armée. « J’ai passé les tests. On m’a dit que j’allais être recruté. Il y a eu la période du Covid et depuis, je n’ai eu aucune nouvelle ». Akram a un diplôme en BTP et dit avoir déposé des demandes d’emploi auprès de l’Agence nationale de l’emploi et du travail. En vain.
Alors pour « faire passer le temps », il fume des joints. Si Akram dit « se contenter » du cannabis, d’autres jeunes ont recours à des drogues dures. L’héroïne fait des ravages à Mellassine, déplore un membre d’une association travaillant auprès des consommateurs. Des seringues usagées jonchent le sol, dans des terrains clôturés censés servir à la construction d’une mosquée ou d’un centre culturel, dans des parkings, ou entre les ruelles.
Quelques-unes sont visibles près d’un jardin d’enfants. « Faites attention aux seringues », nous conseille un passant lorsque nous nous approchons d’un abri de consommateurs, juste à côté d’un terrain de foot abandonné.
Des jeunes sont rassemblés à chaque coin de rue. « C’est les points de vente et d’achat de drogues », explique le membre de l’association. Le quartier de Mellassine est la plaque tournante de la vente des drogues. « Si je me balade là maintenant, je rencontrerais plus d’une dizaine de personnes qui vont me proposer de la drogue », assure Selim, 32 ans, vendeur de meubles.
Sur un des murs du quartier est écrit « Bienvenus dans les rues du Mexique », en référence à ce pays connu par le trafic de drogues, explique le militant associatif. Ce trafic donne lieu à des bagarres entre les jeunes de différents quartiers et à des vols même en plein jour.
L’envie d’ailleurs
A Mellassine, l’ascension sociale ne passe pas par les études, mais par la capacité à jouer les durs, estime Selim. « Si tu espères t’en sortir en faisant des études, si tu rechignes à consommer une drogue, tu es considérée comme un faible, limite un malade », constate-t-il.
Il faut s’armer de courage et de persévérance pour étudier. L’infrastructure de la cité est catastrophique. Dans certains endroits, il faut enjamber les flaques d’eau, faire attention pour ne pas glisser sur la terre boueuse, pour arriver au lycée. En cas de fortes intempéries, ces routes sont inondées.
Alors même pour ceux qui poursuivent leurs études, l’avenir est ailleurs. Et l’ailleurs est bien loin. « Dans n’importe quel pays d’Europe », nous confie Riadh, 20 ans, niveau baccalauréat. Son camarade de classe opine du chef avant de déclarer: « Donne-moi une seule raison, juste une seule, qui me fera envie de rester dans ce pays. La génération de nos parents a pu s’en sortir. C’est plus difficile pour nous aujourd’hui ».
L’idée de partir taraude aussi Mouna, 28 ans, ouvrière dans une gargote. En évoquant cette perspective, son visage s’illumine de gaieté. Divorcée et mère d’un petit garçon, elle travaille depuis des années. Auprès d’elle, sa sœur de 14 ans, en train de l’écouter avec un air soucieux. « Je lui apprends le métier pour qu’elle puisse travailler et étudier en même temps », ambitionne-t-elle.
Tous ces jeunes disent ne pas suivre la politique, ni être au courant des dernières élections. Scotchée à son téléphone, Mouna confie ne pas « comprendre » la politique. Elle a voté une seule fois dans sa vie et c’était en faveur de Saied lors des élections présidentielles de 2019, et ce, parce qu’il est « éduqué », justifie-t-elle. Elle ne regrette pas son choix. « On raconte qu’il n’est pas mal », lance-t-elle.
Ahmed, le vendeur des bouteilles en plastique, est du même avis. Bien qu’il reproche au président de la République « de ne savoir apporter de l’argent de l’étranger et endiguer le chômage », il est satisfait de sa politique de traque des corrompus.
« Mais que vais-je gagner de l’arrestation de tel homme d’affaire si je ne trouve ni du sucre ni du pain », abonde Maher, en colère. Cette misère est à son comble dans le petit ménage d’Ahlem. La jeune femme habite dans une maison composée d’une seule pièce et partage son lit d’une place avec son garçon de 9 ans. Elle avance avoir voté aux dernières élections législatives, afin de bénéficier des 30 dinars distribués par une candidate. Mais elle n’a rien à dire sur Saied, « tant qu’il ne me retire pas l’aide de 200 dinars octroyée aux familles nécessiteuses », affirme-t-elle.
Si les avis sont mitigés sur Kais Saied, le constat est le même concernant le degré de désintérêt pour la chose publique et la nostalgie pour l’époque de Ben Ali. En témoigne les taux de participation aux élections. Ils étaient 68,36% à avoir voté aux législatives de 2014. Cette participation dégringole pour atteindre 41,70% en 2019 puis 11,4% en 2022. La tendance a été confirmée lors des élections locales du 24 décembre dernier avec l’enregistrement d’un taux de participation d’un peu plus de 11%. Seul le foot semble passionner encore les jeunes. Les tags faisant référence à des groupes ultras, sont partout.
Entre ceux rongés par les difficultés du quotidien, ceux qui s’y échappent en se droguant, et ceux qui rêvent d’ailleurs, les habitants de Mellassine semblent ne plus espérer grand-chose de la politique, ni de la révolution et encore moins du pays. « Le quartier est cerné par des clôtures de fer. On les a repeintes mais elles représentent encore les grilles d’une prison. Mellassine est la cour de cette prison, où nous croupissons », lâche Selim.
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