Lorsqu’on sort de La Ferme, la nouvelle production de Ghazi Zaghbani, nous pensons encore au crime commis par un homme politique ambitieux, incarné par Mohammed Hassine Graia, affublé d’un masque de crocodile. Ce geste insoutenable nous renvoie bien sûr au contexte social et politique actuel : Gaza dévorée par l’occupation, mais aussi la Tunisie, théâtre d’une confiscation sans vergogne de la révolution de 2011.
On ne rit plus
Malgré la beauté froide de la mise en scène, l’amusement est totalement absent dans La Ferme. On ne rit plus dans le théâtre de Zaghbani, contrairement à ce que nous avaient habituées la plupart de ses pièces précédentes. La Leçon et La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco, En attendant Godot de Samuel Beckett, adaptées par ses soins, ou même La Fuite, faisaient appel au comique comme ressource essentielle pour dire un pays où l’on ne communique plus. Ici, même le rire jaune a disparu. Nous sommes dans un théâtre cruel et désespéré, où la ferme promise par le titre se révèle un intérieur étouffant, sans verdure ni horizon. L’univers est saturé d’appels aux secours que personne n’entend, accompagnés par la guitare électrique agonisante d’un idiot rêveur, habitant la maison de la ferme en question. Ce dernier est un musicien qui assiste au calvaire d’une militante des droits humains, séquestrée par son frère, le politicien.
« Beaucoup de spectateurs m’ont parlé de cette noirceur, confirme Ghazi Zaghbani, rencontré par Nawaat. C’est peut-être l’état du pays qui m’a conduit à écrire un texte d’une telle violence. La douleur actuelle des gens, le viol du pays par les politiques. La situation est vraiment inquiétante. Je ne vois pas le bout du tunnel. Il fallait que je sois direct ».
L’heure du bilan
Symboliquement, cette amertume veut dire bien des choses, car elle arrive à l’heure du bilan de l’Artisto, 3 rue de Damas, où se joue la pièce. Le 10 octobre, on y célébrait les 20 ans de la maison de production du même nom et les 13 ans de l’espace d’art. Ce soir-là, la représentation, où Zaghbani jouait le guitariste,résonnait comme un aveu d’échec d’un artiste face à une société tunisienne en plein effondrement culturel et moral.
Pourtant, L’Artisto semble bien se porter. Un public, en général gentrifié, est à chaque fois au rendez-vous, devant ce théâtre situé dans une petite rue du quartier Lafayette à Tunis, à quelque mètre d’un tas d’ordures éparpillé sur le trottoir, grossissant d’année en année.
Malgré les crises successives, force est de constater que les pièces de Zaghbani créent l’évènement. Ce diplômé de l’Institut supérieur des arts dramatiques s’était lancé dans le théâtre professionnel en 2003, en montant des œuvres comme Heures et Poids Plume, lesquelles ont remporté un franc succès à l’époque. En 2010, sa boite de production s’est incarnée dans un théâtre de poche. L’idée de ce format de 70 places lui est venue d’un voyage initiatique en Corée du Sud :
« Là-bas, j’ai vu des salles de théâtre qui ne correspondaient pas au concept classique, raconte-t-il. On pouvait trouver des théâtres dans les sous-sols des magasins ou sur les toits des immeubles. C’était très populaire et accessible à tout le monde. Pas comme en Tunisie où le théâtre est synonyme de grand espace et de grands moyens. Alors cette facilité m’a séduit et j’ai voulu tenter quelque chose à Tunis, au rez-de-chaussée d’un immeuble ».
En 13 ans, une dizaine de pièces y ont été montées, ce qui n’est pas négligeable dans un environnement culturel aussi difficile que Tunis. Facétieuses et sans prétention, elles proposaient un théâtre de bonne qualité, tout en rompant avec l’élitisme prétentieux d’une scène tunisienne à la dérive, notamment à cause de la révolution numérique. Son emplacement géographique excentré a été important pour fabriquer son identité, lorsqu’on sait que les grandes salles se trouvaient généralement au cœur du centre-ville ou dans les quartiers huppés.
« Quand on avait ouvert, il y avait une certaine méfiance de la part des riverains envers ce que nous faisions. C’était un quartier où on est habitué à voir des cafés, des salons de thé et des restaurants. Les gens ne savaient pas ce que nous faisions là. Et puis on considérait aussi les artistes de théâtre comme des gens prétentieux ou déviants. Mais petit à petit, les habitants ont commencé à nous aimer et à nous adopter. Aujourd’hui, nous animons un atelier de théâtre gratuit, consacré aux enfants du quartier ».
Face à l’effondrement
Petit théâtre déjà fragile, L’Artisto a été touché de plein fouet par la crise sanitaire du Covid, comme tous les espaces culturels en Tunisie et partout dans le monde. Il fallait donc se diversifier pour ne pas mourir. En ce sens, les ateliers d’apprentissage de théâtre et les formations ont permis à l’espace d’affronter la catastrophe.
« Les ateliers sont une ressource financière, sans aucun doute. Mais ils constituent aussi une ressource humaine. Car cela a permis à L’Artisto de découvrir beaucoup de talents et de construire une pépinière de comédiens et d’artistes », assure-t-il.
Autre manière de diversifier l’activité : le cinéma. En 2020, La Fuite a été déclinée en film, faisant le buzz sur les plateformes de streaming, à la faveur de son sujet fleurant un parfum de scandale : un salafiste, poursuivi par la police dans la Médina de Tunis, se réfugie dans la chambre d’une prostituée du bordel de Abdallah Guech.
« Le cinéma va vers les gens, notamment à travers internet, soutient celui qui a été l’acteur principal et le réalisateur de la pièce et du film. Malheureusement, en Tunisie, les films sont plus accessibles que le théâtre. En plus, ils voyagent plus, grâce aux festivals de cinéma. Mais cela ne veut pas dire que le théâtre n’est pas important ».
L’expérience avec le 7e art va d’ailleurs se développer de façon durable dans les prochaines années, nous révèle Zaghbani qui compte bien exploiter son propre répertoire, accumulé au fil des ans.
« Nous sommes en train de faire une adaptation cinéma de Poids Plume, une pièce de 2008, ajoute-t-il. L’histoire d’un boxeur qui raconte sa vie. C’est un projet important pour nous, coproduit entre la France, l’Italie et la Tunisie. Pour ce faire, nous avons bénéficié d’une aide financière du Centre national du cinéma, en France ».
Cette semaine, une deuxième salle de 90 places a été inaugurée à L’Artisto, toujours à l’occasion de son vingtième anniversaire. Baptisée « Kamel Zaghbani », elle est dédiée au romancier tunisien décédé d’un arrêt cardiaque en 2020. La Ferme y est jouée tous les samedis à 19h30.
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