Les chiffres publiés par l’Agence tunisienne de coopération technique (ATCT) en témoignent. Durant le premier trimestre de l’année 2023, quelque 826 Tunisiens ont été recrutés à l’étranger dans le cadre de la coopération technique. Ce chiffre marque une hausse de 6.6% par rapport à 2022.

Le secteur médical et paramédical est le plus touché par cet exode. Ainsi parmi ces Tunisiens placés à l’étranger, 365 sont des cadres médicaux et paramédicaux. Ils sont suivis par les ingénieurs avec 137 recrutements. Les effectifs restants sont constitués d’informaticiens et d’éducateurs.

Ces données abondent dans le sens de l’enquête nationale sur la migration internationale, réalisée par l’Institut national de la statistique (INS) et de l’Observatoire national de la migration (ONM), publiée en décembre 2021. Durant la période allant de 2015 à 2020, 39.000 ingénieurs et 3300 médecins ont émigré pour travailler à l’étranger, d’après les estimations de l’INS et de l’ONM.

Destinations : Golfe arabe, le Canada et surtout l’Europe

Les compétences tunisiennes sont de plus en plus prisées, et les profils recherchés se sont diversifiés. A titre d’exemple, le Canada a proposé, depuis 2020, 1890 offres d’emploi, a annoncé Imed Abdennour, directeur des recrutements à l’ATCT sur les ondes de Mosaïque Fm, le 11 mai. Le responsable a indiqué que différentes spécialités sont demandées par ce pays, dans les secteurs paramédical, de l’informatique, et récemment dans l’enseignement. Et il faut avoir de l’expérience pour être recruté, précise-t-il.

Mais les statistiques de l’ATCT ne reflètent pas l’ampleur du phénomène. Cette agence n’est qu’une voie parmi d’autres pour chercher un emploi à l’étranger.

Les candidats à l’émigration sont de plus en plus instruits. Le niveau d’éducation actuel des émigrants est nettement plus élevé que celui de la moyenne de la population en Tunisie. Un émigré sur trois a fait des études supérieures, relève l’enquête de l’ONM et l’INS.

Et ce sont les pays européens qui s’arrogent la part du lion des compétences tunisiennes. Parmi les 823 tunisiens recrutés à l’étranger dans le cadre de la coopération technique, 374 sont partis en Europe, 228 vers les pays arabes, 178 vers les pays américains et asiatiques et 24 vers des pays africains.

L’Europe reste la première destination des Tunisiens. Elle accueille actuellement 83,3% de l’ensemble des migrants tunisiens. En tête du podium, la France (52,5%), est suivie par l’Italie (14,1%) puis par l’Allemagne (8,2%). Sept Tunisiens sur dix souhaitant partir à l’étranger veulent s’installer dans des pays européens, note l’enquête nationale sur la migration.

La politique de la migration sélective

Premier continent attirant des travailleurs tunisiens, l’Europe mène une politique ambivalente concernant la migration des Tunisiens. D’un côté, elle verrouille ses portes devant les migrants irréguliers mais aussi les personnes souhaitant se rendre sur son territoire de façon temporaire et légale.

De l’autre côté, elle ouvre les bras grands aux compétences tunisiennes. Cette ambivalence se manifeste dans les négociations tuniso-européennes autour de la migration.

Lors de la réunion du 28 avril dernier entre la Commissaire européenne aux Affaires intérieures Ylva Johansson et le ministre des Affaires étrangères, de la migration et des Tunisiens à l’étranger, Nabil Ammar, la lutte contre la migration irrégulière a été associée au renforcement de la migration légale.

Les deux responsables ont fait part de leur volonté de mettre en place un partenariat de talents pour favoriser la migration légale. Ce partenariat se fera « en fonction des besoins mutuels de la Tunisie et des États membres de l’UE et au profit des secteurs d’activités et de métiers identifiés conjointement et en assurant une réponse adaptée pour prévenir le risque de « fuite des cerveaux » », indique le communiqué du ministère des Affaires étrangère et de la migration.

La promotion de la mobilité des Tunisiens avec les pays européens fait partie du package englobant lutte contre la migration irrégulière et la réadmission des migrants, affirme Mahmoud Kaba, chargé de projets régional migration, EuroMed Droits, à Nawaat. « En clair, l’Europe affirme : plutôt que de recevoir tout le monde, il vaut mieux accueillir ceux que nous cherchons », renchérit-il.

La Tunisie a d’ores et déjà établi plusieurs projets favorisant la mobilité des travailleurs tunisiens tels que HOMERE, MENTOR ou encore LEMMA.

Accueillant trois quarts des migrants tunisiens, la France, l’Italie et l’Allemagne adoptent chacune sa propre politique de migration sélective, et ce, selon leurs propres besoins économiques.

A la recherche de main d’œuvre

En France, la politique restrictive d’octroi de visas ne s’applique pas à certains profils de travailleurs tunisiens recherchés par ce pays. Ainsi, environ 7000 travailleurs tunisiens partent en France chaque année, dont 2000 travailleurs saisonniers dans le domaine agricole et touristique. 5000 Tunisiens bénéficient chaque année de visas professionnels pour la France, a fait savoir le consul général de France en Tunisie, Dominique Mas, en janvier 2023.

Manquant de main d’œuvre, le patronat français pousse vers l’arrivée de travailleurs étrangers. L’union des métiers et industries de l’hôtellerie a signé, en juillet 2022, un accord avec la Tunisie pour le recrutement de 4000 Tunisiens en France. Cet accord est susceptible d’être renouvelé chaque année.

A l’occasion du débat sur le projet de loi « immigration » proposé par le gouvernement français en février dernier, le président du Groupement national des indépendants hôtellerie-restauration d’Ile-de-France, Pascal Mousset, a plaidé pour la venue d’une main d’œuvre étrangère pour pallier au manque de travailleurs dans leur secteur. « On souhaite faire tourner nos boîtes, c’est tout, martèle-t-il. Et sans ces personnes, nos entreprises ne fonctionnent plus, pas plus que nos hôpitaux, nos maisons de retraite ou le bâtiment », a-t-il déclaré.

En Allemagne, depuis mars 2020, la loi sur l’immigration de la main d’œuvre qualifiée a encouragé l’arrivée sur son territoire de travailleurs originaires de pays non-européens. Et Berlin compte assouplir davantage les procédures d’installation de travailleurs étrangers. Sa nouvelle loi sur l’immigration qualifiée vise à faire venir des travailleurs étrangers compétents pour remédier au manque de main-d’œuvre dans des secteurs tels que l’artisanat et les soins.

« Pour de nombreuses entreprises, la recherche de main-d’œuvre qualifiée est déjà une question existentielle », a souligné le ministre du Travail allemand, Hubertus Heil. Plus besoin de parler la langue allemande avant d’immigrer. La facilitation de la reconnaissance des diplômes étrangers est également prévue.

Quant à l’Italie, elle s’est dite « prête à augmenter le nombre d’immigrés réguliers, formés en Tunisie, qui peuvent venir travailler dans l’agriculture et l’industrie », et ce, afin de « réduire l’immigration irrégulière et renforcer l’immigration régulière », a déclaré le ministre des Affaires étrangères italien, Antonio Tajani, lors de sa rencontre avec Kais Saied, en janvier dernier. Le responsable italien espère par ailleurs sceller des accords avec la Tunisie pour « avoir des travailleurs réguliers, des jeunes Tunisiens et Africains, qui puissent s’intégrer chez nous », dit-il.

Tout en déplorant la fuite des cerveaux, les autorités tunisiennes encouragent le départ des travailleurs tunisiens en signant des accords bilatéraux et multilatéraux avec différents pays. La création de l’ATCT et de l’Agence nationale pour l’emploi et le travail indépendant (ANETI) s’inscrit dans la politique de promotion de la mobilité de la main-d’œuvre tunisienne. L’un des buts de cette agence est en effet « d’organiser les opérations de placement de la main d’œuvre tunisienne à l’étranger et de veiller à leur réalisation ».

Lors de son entretien, le 14 juin, avec Amy Pope, la directrice générale de l’organisation internationale pour les migrations (OIM), la cheffe du gouvernement, Najla Bouden, a insisté sur la nécessité de renforcer la coordination internationale concernant la migration des compétences et de la main-d’œuvre.

A l’affût de futures compétences

Les pays européens visent également à attirer les futures compétences tunisiennes. Le nombre des étudiants tunisiens partis poursuivre leurs études à l’étranger a connu en 2022 une légère hausse, passant de 76.023 étudiants en 2021 à 76.659 en 2022, selon les données de l’office des Tunisiens à l’étranger (OTE).

La France est la première destination des étudiants tunisiens, qui sont environ 44.355 à y être établis. Elle est suivie par l’Allemagne avec 8497 étudiants, marquant ainsi une augmentation de 13% par rapport à 2021. Au cours de l’année 2022, le consulat de France en Tunisie a accordé 4500 visas aux étudiants.

Depuis 2014, la Tunisie fait partie du programme « Erasmus+ » de l’UE. L’un des objectifs de ce programme est la « mobilité des individus à des fins d’éducation et de formation ». Le programme s’est élargi à partir de 2021 pour inclure la formation professionnelle. La France a annoncé, ce 13 juin, l’extension du plan « Erasmus + ». Plus de 5000 étudiants et universitaires tunisiens ont d’ores et déjà bénéficié de ce programme et participent à des échanges avec des universités européennes.

Les autorités tunisiennes promeuvent aussi l’installation des étudiants à l’étranger. Entre 2021 et 2022, la Tunisie a accordé 782 bourses de longue durée dont 525 pour des études en France, 170 pour des études en Allemagne, 80 pour le Canada et 7 dans d’autres pays.

Au nom de la promotion de la mobilité, la Tunisie est en train de perdre son capital humain. Cette situation inquiète le patronat tunisien. Commentant le départ massif des ingénieurs tunisiens vers l’étranger, le président de la Fédération du numérique à l’UTICA, Kais Sallami, évoque « une hémorragie » de la fuite des compétences. Les corporations à l’instar des médecins ou encore des universitaires tirent la sonnette d’alarme.

Les politiques tunisiennes et européennes ne sont pas cohérentes dans le traitement de la question migratoire. L’Etat tunisien déplore l’exode des travailleurs tunisiens tout en l’encourageant dans les faits. Quant aux Européens, ils favorisent la migration sélective alors que la question reste brûlante dans leurs pays.