Lundi 18 juin, le président Saied a reçu, les ministres de l’Intérieur français et allemand, Gérald Darmanin et Nancy Faezer. A l’ordre du jour : le dossier migratoire. Une semaine avant, une délégation européenne de très haut niveau s’est rendue le 11 juin 2023 à Tunis. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, était accompagnée du Premier ministre néerlandais, Mark Rutte et de la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni. Cette dernière s’était déjà rendue à Tunis cinq jours auparavant, où elle a pu s’entretenir avec Kais Saied et Najla Bouden. A l’issue de cette rencontre au sommet, les responsables européens ont annoncé un « package de mesures » en faveur de la Tunisie. Sur le plan financier, un prêt allant jusqu’à 900 millions d’euros, conditionné à la conclusion de l’accord avec le FMI, servira « d’assistance macro financière ». Dans l’immédiat, une « aide budgétaire supplémentaire » de 150 millions d’euros est annoncée. D’autres mesures concernant les accords commerciaux, l’énergie verte, l’internet à haut débit et l’échange d’étudiants sont également évoquées. Tous ces éléments sont conditionnés à la formulation d’un mémorandum rédigé conjointement par le ministre tunisien des Affaires étrangères, de la migration et des Tunisiens de l’étranger et le commissaire européen à l’Élargissement et à la Politique européenne de voisinage. Les deux partenaires sont priés de remettre leur copie avant la fin du mois de juin.

Selon le journal Le Monde, la quasi-totalité des sommes promises ont déjà été provisionnées. Ce « remarketing » masque mal la question centrale pour les Européens, à savoir la lutte contre la migration clandestine. Les quatre premiers mois de l’année ont vu une augmentation de 292% des départs des côtes tunisiennes à destination des pays du nord de la Méditerranée. Comme nous l’avons évoqué dans un précédent article, la question des migrants explique le soutien des gouvernements italien et français au régime de Kais Saied.

Parmi les annonces de Van der Leyen, 100 millions d’euros seront débloqués pour « la gestion des frontières, [pour les] opérations de recherche et sauvetage, pour la lutte contre le trafic des migrants et pour la politique de retour », le tout fondé « sur le respect des droits de l’Homme ».

Déjà sous Ben Ali…

La question de la politique de retour est un vieux serpent de mer. Depuis les années Ben Ali, plusieurs accords signés avec les gouvernements européens évoquent ce point. L’Italie, qui possède des frontières maritimes avec la Tunisie, a été le premier pays à signer des accords migratoire avec la Tunisie. Un premier, datant de 1998, prévoit la facilitation de la réadmission des clandestins en échange d’un quota de visas professionnels et de l’interdiction des expulsions collectives. En 2003 et 2009, le régime benaliste ratifie deux autres accords bilatéraux approfondissant cette entente sur des aspects logistiques. En 2003, c’est le renforcement de la coopération policière qui est mis en œuvre tandis qu’en 2009, c’est la facilitation de délivrance des laissez-passer consulaires, préalable indispensable à toute expulsion, qui est visée.

En avril 2011, face à l’augmentation notable des arrivées de clandestins sur le territoire italien consécutive à la chute de Ben Ali, Rome décide de négocier un nouvel accord avec le gouvernement de Béji Caïd Essebsi. Un titre de séjour temporaire est octroyé aux migrants arrivés avant la conclusion dudit accord, leur permettant notamment de se déplacer dans tout l’espace Schengen. En contrepartie, Tunis s’engage à rapatrier tous les nouveaux clandestins. « A partir de cette date, les deux parties ont fixé des quotas hebdomadaires de migrants expulsés, rappelle le porte-parole du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), Romdhane Ben Amor. D’abord établi à 40, le chiffre est passé à 80 en 2018 pour doubler à nouveau en 2020 après le premier déconfinement ». L’activiste souligne qu’en dépit de la volonté d’opacité des gouvernements italiens et tunisiens, les ONG ont une vision assez globale des opérations de rapatriement, notamment grâce au Garant national des droits personnels et des libertés individuelles (Garante Nazionale dei diritti delle persone private della libertà personale). Cet organisme étatique indépendant de l’exécutif publie régulièrement des chiffres sur les expulsions opérées par les autorités italiennes.

Opacité française

L’Allemagne a également signé un accord de rapatriement avec la Tunisie. « Même si les autorités fédérales ne communiquent pas sur les reconduites aux frontières, les ONG allemandes déploient un gros effort de transparence, surtout depuis 2015 (avec l’afflux massif de migrants syriens, ndlr) », souligne Romdhane Ben Amor qui regrette « l’opacité totale s’agissant des autorités françaises ».

C’est en 2008 que Paris, qui compte la plus grande diaspora tunisienne, signe un accord de gestion migratoire concertée. Pierre angulaire de la politique « d’immigration choisie » du président Nicolas Sarkozy, l’accord prévoit l’octroi aux Tunisiens d’autorisations de travail dans les métiers en tension (informatique, BTP, ingénierie…) en contrepartie de la facilitation des opérations de rapatriement des clandestins. Le texte précise néanmoins que les réadmissions doivent être personnelles et non collectives. « La donne a changé après l’attentat de Nice de 2018, indique Romdhane Ben Amor. Depuis, nous savons que les reconduites se font par charters mais nous n’avons aucune visibilité sur leur nombre ». En 2021, le gouvernement français décide de réduire drastiquement les visas octroyés aux ressortissants du Maghreb (Algérie, Maroc et Tunisie). L’objectif de Paris est de pousser ces pays du sud de la Méditerranée à délivrer plus de laissez-passer. Déjà moins affectée que ses voisins (les visas ont été réduits de 30% pour les Tunisiens contre 50% pour les deux autres pays), la Tunisie a été la première à revenir à la normale. Dans un communiqué conjoint signé par le ministre de l’Intérieur Taoufik Charfeddine et son homologue français Gérald Darmanin, actant la fin de la « crise des visas », il est écrit que : « Les ministres ont fait le point sur la coopération en matière migratoire et de mobilité et se sont félicités de la bonne dynamique en cours ». La question migratoire explique le soutien d’Emmanuel Macron au régime de Kais Saied.

En mars 2023, la Cour européenne des droits de l’Homme a condamné l’Italie pour le traitement dégradant de 4 migrants tunisiens passés par les centres de rétention administrative de l’île de Lampedusa. Dans son arrêt, la Cour s’est basée sur les articles de la Convention européenne des droits de l’Homme garantissant la liberté de circulation et interdisant les déplacements massifs de population. « Le FTDES a exhorté les autorités tunisiennes à se baser sur cette jurisprudence pour arrêter la réadmission des clandestins mais nous n’avons pas été entendus », regrette Romdhane Ben Amor.

L’empressement des Européens s’explique non seulement par la coopération active des gouvernements successifs mais surtout par l’accord du 8 juin 2023. Conclu entre les 27 ministres européens chargés des questions migratoires, le texte – qui doit être soumis au Parlement européen avant 2024 – prévoit que les pays de l’Union européenne signent des accords bilatéraux avec des pays qualifiés de sûrs. Ces Etats devraient non seulement s’engager à rapatrier leurs nationaux mais aussi les ressortissants de pays tiers ayant transité par leur territoire.  A noter que l’accord tuniso-italien de 1998 prévoit que Tunis récupère des ressortissants non-maghrébins arrivés en Italie par les côtes tunisiennes. Ce point, qui concerne essentiellement des Subsahariens, n’a jamais été mis en place. Son exécution pourrait donner du grain à moudre aux partisans de la thèse du Grand remplacement. Ceux-ci affirmant que les Européens veulent implanter des Subsahariens en Tunisie en vue de peser sur sa « composition démographique ».

Certains pays de l’UE sont en effet tentés par le modèle britannique. Un accord a été passé par le gouvernement conservateur du Royaume-Uni et les autorités rwandaises, prévoyant que celles-ci reçoivent les demandeurs d’asile pour une durée de cinq ans en contrepartie d’importantes aides financières. Le gouvernement danois, dont la politique migratoire restrictive inspire beaucoup de dirigeants européens de droite et d’extrême droite, se dit intéressé par une telle expérience. Il convient de souligner qu’un bras de fer judiciaire bloque pour l’instant l’exécution de cette coopération migratoire avec Kigali.

En dépit de l’activisme des Européens, un tel scénario ne semble pas encore possible en Tunisie. En effet, le président Saied a réitéré son opposition à ce que la Tunisie soit une terre d’installation pour les migrants. Par ailleurs, Ylva Johansson, la Commissaire européenne aux Affaires intérieures, a exclu la possibilité de considérer la Tunisie comme un « pays sûr » à même de passer des accords de réadmission avec des Etats européens. L’équation coopération migratoire/discrétion sur l’autoritarisme semble avoir du plomb dans l’aile.