L’épilogue de l’affaire de la Banque Franco-Tunisienne (BFT) approche à grand pas. Saisi en 2003 par la société ABCI, actionnaire majoritaire de cette banque, dans le litige qui l’oppose à son sujet à l’Etat tunisien, le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) a déjà imputé à la partie tunisienne en 2017 la responsabilité de ce différend.

Aujourd’hui, le tribunal arbitral faisant partie du groupe de la Banque mondiale, se prépare à fixer le montant de l’indemnisation que l’Etat tunisien va devoir payer à ABCI.
En attendant, un nouveau round de cette affaire est supposé se dérouler en ce lundi 19 juin 2023, à Tunis. La chambre criminelle du tribunal de première instance de la capitale a fini par reporter l’audience au 16 octobre 2023. Rappelons qu’il s’agit du procès au pénal déclenché en 2013 après la décision du gouvernement de la Troïka de se désengager du protocole de règlement amiable conclu le 31 août 2012 avec la société ABCI.
Cela veut dire que l’Etat continue à imputer sa déroute dans cette affaire à un prétendu complot dans lequel auraient trempé un ancien ministre des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières (Slim Ben Hmidane), des fonctionnaires de l’Etat (Hamed Nagaoui, conseiller rapporteur auprès du Contentieux de l’Etat, Mondher Sfar, ancien conseiller du ministre des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières, et Afifa Bouzaidi Nabli, ancien chef du contentieux de l’Etat) et l’ancien président du conseil de la BFT Abdelmajid Bouden.

La Tunisie avait pour la première fois en 2020 reconnu être à l’origine du litige avec l’actionnaire majoritaire de la BFT, ainsi que le prouve le procès-verbal résumant les travaux et les auditions de la Commission de la réforme administrative, de la bonne gouvernance, de la lutte contre la corruption et du contrôle de gestion des deniers publics -de la précédente Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) au sujet de ce dossier.

⬇︎ PDF

Lors de son audition le 18 mai 2020 par la Commission de la réforme administrative, de la bonne gouvernance, de la lutte contre la corruption et du contrôle de gestion des deniers publics Ghazi Chaouachi, ministre des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières, dans le gouvernement d’Elyes Fakhfakh a fait sienne la version répétée par ses prédécesseurs.
Tout en admettant l’existence « d’autres dépassements (côté tunisien) dans les différentes phases du litige », Ghazi Chaouachi a insisté sur le fait que « la conclusion du règlement amiable par le précédent Chef du contentieux de l’Etat et l’obtention de l’amnistie générale par la partie adverse ont constitué des éléments clefs dans la détermination de l’issue de l’affaire et la reconnaissance par le tribunal arbitral de la responsabilité de l’Etat tunisien ».
Dans son rapport remis à la cour lors de l’audience du 24 avril 2023, le chef du Contentieux de l’Etat Ali Abbes détaille davantage les accusations à l’adresse de Slim Ben Hmidane, Hamed Nagaoui, Mondher Sfar, Afifa Bouzaidi Nabli et Abdelmajid Bouden.

⬇︎ PDF

A Hamed Nagaoui, chargé de ce dossier et principal accusé, il est reproché d’avoir signé le protocole de règlement amiable et d’avoir ainsi «  outrepassé le mandat (qui lui a été) accordé  », selon le chef du contentieux de l’Etat, permettant à la partie adverse « d’obtenir une reconnaissance définitive de ses droits », en l’occurrence la propriété de 50% des actions de la BFT et 53,6% des droits de vote, « alors que l’Etat la conteste depuis plus de trente ans ».

Le poids d’un protocole

Aux yeux du chef du contentieux de l’Etat, le protocole présente un inconvénient supplémentaire : « Il a eu un impact positif sur les droits de l’accusé Abdelmajid Bouden d’obtenir l’amnistie générale et ce qui pourrait en découler comme droits financiers que l’Etat tunisien devra supporter. »

Les autres fonctionnaires sont accusés d’avoir été au courant des négociations du protocole avec ABCI et de n’avoir rien fait pour les arrêter (Slim Ben Hmidane et Afifa Bouzaidi Nabli), d’avoir soutenu la demande d’amnistie générale (Afifa Bouzaidi Nabli) et d’avoir transmis à la partie adverse le protocole d’accord signé par la partie tunisienne (Mondher Sfar). A Abdelmajid Bouden, le chef du contentieux de l’Etat reproche « d’avoir profité personnellement du protocole ».

Le chef du contentieux de l’Etat veut faire condamner ces cinq personnes principalement sur la base de l’article 96 du code pénal qui stipule :

Est puni de dix ans d’emprisonnement et d’une amende égale à l’avantage reçu ou le préjudice subi par l’administration tout fonctionnaire public ou assimilé, tout directeur, membre ou employé d’une collectivité publique locale, d’une association d’intérêt national, d’un établissement public à caractère industriel et commercial, d’une société dans laquelle l’Etat détient directement ou indirectement une part quelconque du capital, ou d’une société appartenant à une collectivité publique locale, chargé de par sa fonction de la vente, l’achat, la fabrication, l’administration ou la garde de biens quelconques, qui use de sa qualité et de ce fait se procure à lui-même ou procure à un tiers un avantage injustifié, cause un préjudice à l’administration ou contrevient aux règlements régissant ces opérations en vue de la réalisation de l’avantage ou de préjudice précités.

En clair, l’Etat tunisien accuse un ancien ministre, trois fonctionnaires, et l’ancien président du conseil de la BFT d’avoir comploté pour préparer et conclure le protocole d’accord de règlement amiable. Un protocole qui aurait de surcroît porté préjudice à l’Etat tunisien en rendant possible sa désignation par le Cirdi comme responsable du litige avec ABCI. Et de ce fait, l’Etat serait ainsi redevable à la société d’une indemnisation dont le montant reste à fixer.

Questions : y a-t-il eu réellement complot ? Et le protocole est-il réellement préjudiciable à la Tunisie ?
En fait, l’argumentaire du chef du contentieux de l’Etat ne résiste pas à un simple rappel des faits avérés.

La Troika était au courant

D’abord, l’affirmation que le protocole d’accord du 31 août 2012 a été signé à l’insu des deux chefs de gouvernement de la Troïka s’effondre dès qu’on examine les deux courriers (voir facsimilé) envoyés par le chef de cabinet du ministre des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières Slim Ben Hmidane le 4 octobre 2012 à Hamadi Jebali et le 23 juillet 2023 à Ali Laarayedh (et des copies à Noureddine Bhiri, Ridha Saïdi et Mohamed El Amri). Dans ces courriers, Slim Ben Hmidane non seulement informe les deux chefs de gouvernements de « la poursuite des efforts de conciliation » avec ABCI, pour le premier, puis de l’accord signé avec elle, mais demande au second « de déterminer sa position à ce sujet ».

⬇︎ PDF

Conclusion, les deux chefs de gouvernement de la Troïka étaient bel et bien au courant des négociations puis de la signature du protocole de règlement à l’amiable.
Ensuite, si le gouvernement présidé par Hamadi Jebali était réellement opposé à la conclusion d’un protocole de règlement à l’amiable avec ABCI Investment, il l’aurait empêché ou l’aurait dénoncé dès sa signature le 31 août 2012. Or, il ne l’a fait que neuf mois plus tard. Pourquoi ?
D’après nos informations, pour deux raisons. La première est que le gouvernement ne voulait pas laisser faire l’expertise et l’audit de la BFT, pourtant convenu dans l’accord. La seconde est qu’Ennahdha voulait prendre le contrôle de la BFT pour en faire une banque islamique.
D’ailleurs, une source proche du dossier nous assure qu’un cadre du parti islamiste basé à Londres a été chargé d’approcher la société ABCI Investment, mais celle-ci a refusé l’offre de rachat.
Enfin, ABCI ayant fait preuve de souplesse en se déclarant prête, en cas de règlement à l’amiable, à faire des concessions sur le montant de l’indemnisation et à tout réinvestir en Tunisie, dire que le protocole d’accord du 31 août 2012 a porté atteinte aux intérêts de l’Etat est pour le moins tiré par les cheveux.

Mais le plus important dans tout cela, est que le procès au pénal en cours en Tunisie depuis dix ans, n’aura aucun effet sur l’issue fatale de ce litige, à savoir le paiement d’une lourde indemnisation à ABCI Investment. Cela, les responsables tunisiens le savent fort bien. D’autant qu’ils sont responsables de l’échec des négociations en vue d’un règlement à l’amiable, à cause de leur refus de récupérer les centaines de millions de prêts accordés avant 2011 à des hommes proches du régime Ben Ali. Car en octobre 2013, le Cirdi avait dit à la partie tunisienne que les procès intentés en Tunisie n’auront aucun effet sur ses travaux et ses décisions.