Les effets du séisme provoqué par la révocation de 57 magistrats par décret présidentiel, le 1er juin 2022, continuent de se faire durement ressentir une année après. Le président de la République, Kais Saied, avait invoqué « l’épuration » de la justice pour justifier sa décision. Les magistrats sont ainsi accusés par le chef de l’Etat d’obstruction d’enquêtes dans des affaires de terrorisme, de corruption financière et morale, d’adultère ou de participation à des fêtes alcoolisées.
Ces magistrats n’ont toujours pas repris leurs fonctions un an après ces faits, malgré l’annulation par le tribunal administratif, le 10 août 2022, de la décision de révocation pour 49 d’entre eux. C’est qu’ils font encore l’objet de poursuites judiciaires. Enclenchées par le ministère de la Justice, ces poursuites cristallisent la mainmise de l’exécutif sur le pouvoir judiciaire. En instrumentalisant les procureurs de la République et les juges d’instruction, le ministère de la Justice viole l’indépendance de la justice. Et il s’en sert pour intimider et neutraliser ses adversaires, dénonce Ayachi Hammami, avocat et porte-parole du Comité de défense des magistrats révoqués, lors d’un séminaire international sur la question de l’indépendance de la justice, tenu le 20 mai.
Le séminaire en question a été organisé par le comité civil pour la défense de l’indépendance de la justice en partenariat avec EuroMed Droits, Avocats sans frontières, la commission internationale des juristes, l’Organisation mondiale contre la torture et Human Rights Watch.
L’affaire de la révocation des 57 magistrats a été « un tournant dans le processus de démantèlement du pouvoir judiciaire », déclare à Nawaat, Anas Hmedi, président de l’Association des magistrats tunisiens (AMT). Et de poursuivre : « On constate qu’un an après cette purge, le projet d’assainissement et de réforme de la justice défendu par le président de la République n’a été qu’un prétexte pour anéantir la justice ».
Gouvernant le pays à coup de décrets, Saied a étendu son pouvoir sur la justice. La mainmise du président de la République sur le pouvoir judiciaire a commencé par l’annonce de la suspension du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), le 6 février 2022.
Démantèlement méthodique de la justice
Le 12 février 2022, le chef de l’Etat émet le décret-loi n° 2022-11 datant du 12 février 2022 instaurant un nouveau CSM en partie nommé par lui-même, et qui lui donne le pouvoir d’intervenir dans la nomination, l’évolution des carrières et la révocation des magistrats. Par la même occasion, ce texte interdit le droit de grève ou « toute action collective organisée susceptible de troubler ou d’entraver le fonctionnement régulier des juridictions ».
Le chef de la République revient à la charge en édictant le décret-loi n° 2022-35 du 1er juin 2022 lui permettant de révoquer, de façon sommaire et sans procédure disciplinaire des magistrats, en se basant sur des rapports des autorités qualifiés de « compétentes », mais qui n’ont pas été clairement identifiées. Ainsi, dans la foulée, 57 magistrats ont été congédiés.
A travers cette révocation, le président de la République a envoyé un message fort au corps des magistrats. Risquant des procédures disciplinaires, de suspension ou de destitution sans aucune garantie d’un procès équitable, les magistrats travaillent depuis sous une énorme pression, souligne Faouzi Maalaoui, avocat, membre du Comité de défense des juges révoqués, interviewé par Nawaat.
En effet, le décret-loi n°2022-35 ouvre la voie à des interprétations abusives. La révocation des magistrats se fait au nom d’impératifs exprimés en des termes flous, en l’occurrence, « l’atteinte à la sécurité publique » et « l’intérêt supérieur du pays » ayant pour objectif de « compromettre la réputation du pouvoir judiciaire, son indépendance ou son bon fonctionnement ».
Les décisions de révocation ne sont pas susceptibles d’un recours immédiat. Le recours n’est possible qu’après le prononcement d’un jugement pénal irrévocable sur les faits imputés au magistrat limogé. « Le prononcement d’un jugement pénal définitif pourrait prendre beaucoup de temps. Par conséquent, une décision de révocation arbitraire ne peut pas être annulée qu’après un véritable marathon judiciaire », explique Maalaoui. Le limogeage d’un magistrat s’accompagne automatiquement par le déclenchement de poursuites pénales à son encontre.
Avec cet arsenal juridique, le président de la République a instauré un climat de terreur chez les magistrats. « Ces décrets-lois pèsent comme une épée de Damoclès sur eux. Cette peur est d’autant plus légitime après les mesures disciplinaires arbitraires engagées envers certains d’entre eux. Ils savent que personne n’est à l’abri », explique Maalaoui. Et de poursuivre :
Ces appréhensions s’appuient sur l’opacité du travail de l’inspection générale du ministère de la Justice, devenue un instrument politique du pouvoir. L’inculpation d’un magistrat est tributaire d’un simple rapport du ministre de la Justice ou du chef du gouvernement. En réalité, ce rapport se base sur des publications sur Facebook ou encore des enquêtes de police.
Les magistrats craignent aussi d’éventuelles représailles du pouvoir exécutif par leur mutation dans le cadre du mouvement annuel les concernant, relève Hmedi. Apeurés et fragilisés, une partie des magistrats est devenue asservie par le pouvoir exécutif. Les voici à poursuivre et à emprisonner ceux qui s’élèvent contre les dérives du président de la République.
L’arme politique de Kais Saied
Depuis un an, différentes poursuites ont été engagées à l’encontre de politiciens, de journalistes et d’activistes sur la base de déclarations dans des médias ou encore via Facebook. « Une partie des magistrats est désormais sous la coupe de Saied qui les utilise pour quadriller la vie politique et faire taire ses adversaires », relève le président de l’AMT.
Hmedi parle d’un malaise dans le corps des magistrats. Pour éviter une complicité avec le pouvoir exécutif, certains d’entre eux ont dû fournir des certificats médicaux pour s’absenter et se soustraire ainsi de l’examen de certains dossiers. Présente lors du séminaire, l’avocate et membre du Comité de défense des leaders politiques emprisonnés, Dalila Msadek relate l’embarras des juges chargés des dossiers des politiciens poursuivis. « Ils nous disent que ça les dépasse, qu’ils ne peuvent pas faire autrement », confie-t-elle.
Craignant un retour du bâton de l’exécutif, les magistrats « ne savent plus quelle décision ils doivent prononcer, ni s’ils vont contrarier le chef de l’Etat et subir ses foudres », déplore Maalaoui. Censés garantir les droits et les libertés, les magistrats « n’appliquent plus des lois générales et objectives mais statuent sur mesure selon la situation de l’incriminé et le degré de pression exercé sur eux. Un justiciable peut tomber sur un juge indépendant ou sur une juge au service du pouvoir. C’est une question de chance », explique Hmedi.
D’après le président de l’AMT, quelques magistrats résistent encore à la pression du pouvoir exécutif. « Toutefois, avec le temps, si la situation s’enlisera encore, je ne suis pas sûr que certains d’entre eux continueront à le faire », alerte-t-il. A noter que le corps des magistrats est d’ores et déjà divisé entre ceux ralliés à l’Association des magistrats tunisiens, opposée aux agissements de Saied et le syndicat des magistrats tunisiens absent dans cette bataille.
Invité à participer à ce séminaire, le syndicat n’a pas répondu présent. C’est également le cas de l’Ordre national des avocats tunisiens, concerné également par l’indépendance de la justice, a fait savoir Ouajeh Jabeur, directeur de programmes à EuroMed Droits à Nawaat. Cette division profiterait à Saied, estime Hmedi. « Depuis l’indépendance, le pouvoir judiciaire a été l’objet de pression du pouvoir et il n’y a jamais eu une volonté politique réelle pour le réformer. Mais sous Saied, il vit ces pires moments. Bien pires que ceux à l’époque de Ben Ali », assène-t-il.
En faisant main basse sur le pouvoir judiciaire, le président de la République a étouffé un éventuel processus de réforme. « Il a fait des dérives individuelles de certains magistrats un prétexte pour détruire l’ensemble du pouvoir judiciaire », lance Maalaoui.
Pour le président de l’AMT, cette entreprise de destruction entamée par le président de la République depuis le 25 juillet « aurait pu être acceptée si elle avait été accompagnée de véritables réformes. Or elle lui a juste permis d’asseoir son autorité sur le pouvoir judicaire comme il l’a fait avec le pouvoir législatif », déplore-t-il. En vertu de la Constitution de 2022, la magistrature n’est plus « un pouvoir » mais « une fonction ». Par l’arsenal juridique mis en place pour la régir, le chef de l’Etat a fini par enterrer les réformes, tant réclamées, pour garantir l’indépendance de la justice.
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