Quand il prend les pleins pouvoirs en 2021, Kaïs Saïed décide de changer le jour de la célébration de la révolution tunisienne. De 2012 à 2020, c’est le 14 janvier, jour de la fuite de Ben Ali, qui était célébré. À Sidi Bouzid, berceau de la révolution, un accord tacite entre État, patronat et syndicats faisait du 17 décembre, date de l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, un jour férié. C’est cette date qu’a préféré retenir le président. Et ce choix est tout sauf anodin. Dans ses discours du 20 septembre 2021 et du 13 décembre 2021, le président revient sur sa lecture de l’histoire révolutionnaire tunisienne. Le 17 décembre aurait marqué une « explosion révolutionnaire sans précédent ». Le peuple s’est insurgé contre un régime inique et corrompu. Le peuple, parti des régions intérieures vers les côtes et des localités périphériques vers le centre. Le 14 janvier, après le départ de Ben Ali, les élites auraient confisqué le pouvoir et se seraient lancées dans une transition démocratique qui s’est faite contre le peuple et les idéaux de la révolution. On comprend dès lors pourquoi Saïed rejette tout l’édifice résultant de la « décennie noire ». Les proches du président détaillent cette vision et lui apportent des précisions. Pour Ahmed Chaftar, le caractère inédit de la révolution tunisienne tient à sa base sociale. Contrairement à la Russie, il n’existe pas de classe prolétaire ouvrière et paysanne consciente d’elle-même, il n’y a pas non plus d’alliance entre la bourgeoisie et une partie des ouvriers et petits artisans comme dans la France de 1789. Enfin, la révolution tunisienne n’a pas été initiée par des militaires comme
ce fut le cas en Syrie, en Égypte ou en Libye. Le « porte-parole officieux » de Saïed estime qu’en Tunisie, l’insurrection a été portée par un ensemble de secteurs de la population contestant un système injuste. Cela va du diplômé chômeur au grand patron victime de la mondialisation dérégulée (Chaftar, 2022). Ridha Lénine dessine également les contours de ce « nouveau bloc historique » (au sens gramscien du terme) mais le fait par la négative : il s’agit d’exclure la classe économique parasite (contrebandiers, trafiquants, spéculateurs…) et la partie de la petite bourgeoisie qui s’est mise à son service (politiciens, relais médiatiques). Il juge que la «transition démocratique» a été accaparée par ceux-ci et qu’elle n’a profité qu’à une petite partie de la petite bourgeoisie individualiste. Estimant que les rapports dialectiques entre la droite et la gauche, le parti avant-gardiste et le parti électoraliste, la majorité et l’opposition et les questions identitaires sont dépassés, il rejette également le corporatisme des corps intermédiaires et leur course à la revendication sectorielle basée notamment sur la légitimité historique.
La question de la trahison revient souvent dans le discours des compagnons de route de Saïed. Selon Ahmed Chaftar, après le départ de Ben Ali, un « tri » a été opéré entre « les élites » qui ont investi les instances officielles et « le peuple » qui a refusé d’emprunter ce chemin et a investi des cercles de réflexion et les mouvements sociaux (Chaftar, 2022). Sonia Charbti se fait plus précise : le déterminant était l’intégration dans l’Instance Ben Achour (Charbti, 2021). Face au repli des forces de l’ordre, des comités de quartiers se sont montés pour, dans un premier temps, assurer la sécurité. Ils se sont vite mus en Conseils de protection de la révolution et ont été investis par des partis politiques et des acteurs de la société civile. Organisés en coordination nationale, ils ont soutenu les sit-in Kasbah 1 et Kasbah 2. À la création de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, certains militants et partis ont opté pour cette solution institutionnelle alors que d’autres ont préféré la poursuite du travail autonome. Parmi les réfractaires, nous retrouvons Kaïs Saïed, Ridha Lénine et Sonia Charbti. C’est dans cette opposition contre les tenants de la transition démocratique qu’est né le projet de Kaïs Saïed.
Les textes fondateurs : quand le juriste rencontre l’idéologue conseilliste
Les compagnons de route sillonnent le pays en soutien aux mouvements sociaux autonomes. Des cercles de réflexion se forment et des propositions commencent à émerger. Après l’assassinat de Mohamed Brahmi en 2013, plusieurs initiatives voient le jour pour aider à sortir de la grave crise politique. Voyant le succès de la séquence vidéo de Saïed, celui-ci décide de publier sa feuille de route. Actant l’échec de l’Assemblée constituante, il lui demande de s’autodissoudre après avoir voté une nouvelle organisation provisoire des pouvoirs publics et mis en place l’Instance supérieure indépendante des élections qui doit organiser des scrutins locaux dans les six mois. Les citoyens de chaque imada élisent un représentant dans un scrutin uninominal
à deux tours. Les candidats doivent obligatoirement résider dans leur circonscription et bénéficier d’un nombre minimum de parrainages. Ils sont par ailleurs révocables. Les élus siègent dans un conseil local au niveau de la délégation (l’échelon administratif supérieur). Chaque conseil doit inclure une personne en situation de handicap ainsi que le représentant de la police, ce dernier n’ayant pas le droit de vote. Un conseil régional émane des conseils locaux du gouvernorat. Les conseillers locaux deviennent des conseillers régionaux pour une partie du mandat, ils sont désignés par la méthode du tirage au sort. Le conseil régional coordonne les projets de développement proposés par les conseils locaux.
Le Parlement, appelé Conseil national populaire, regroupe les 264 représentants des 264 délégations. Ainsi, chaque conseil local enverra un député à l’Assemblée. Le mode de désignation des parlementaires n’est pas précisé. Le Conseil national populaire crée une Commission constituante chargée de produire une Loi fondamentale dans un délai de deux mois. Le Parlement vote également une Organisation provisoire des pouvoirs publics pour gérer la gouvernance durant la période transitoire.
Compte tenu des rapports de force en 2013, l’initiative n’a pas été prise en compte par les acteurs politiques majeurs. Saïed continuera à développer son projet institutionnel, qui sera amendé à la marge, avec notamment l’introduction d’un représentant de la société civile locale et des directeurs des administrations régionales dans les conseils régionaux. Bien que les nouveaux membres n’aient pas le droit de vote, Sadri Khiari considère que leur introduction implique une influence des notabilités locales sur les délégués du fait des rapports sociaux (Khiari, 2022).
Parallèlement au volet institutionnel développé par Saïed, Ridha Lénine produit une série de textes en 2014 et 2018 qu’il publie sur le site Al hiwar al moutamedden (le dialogue civilisé), une revue panarabe se réclamant de la gauche laïque. Parfois simples commentaires de l’actualité, certains textes portent sur l’avenir de la gauche
en Tunisie et ailleurs. Plusieurs d’entre eux actent l’échec de la transition démocratique et formulent des propositions sur le nouveau modèle de développement que le pays devrait suivre. La plus importante contribution est publiée en mai 2015. Intitulée « L’idée du bloc historique constitue-t-elle un débouché à la révolution tunisienne? », Lénine y définit le nouveau peuple chargé de parachever la révolution.
L’idéologue admet la nécessité de rester dans l’économie de marché mais propose de la débarrasser des activités parasites (spéculation, contrebande). Enfin, il opère une jonction entre la partie institutionnelle et la société (Mekki, 2015). Le système de la construction par la base est donc le fruit d’une rencontre entre
un juriste estimant que la norme doit constituer la réponse à toute problématique et un penseur de gauche prônant une inversion « géographique » des moyens de production, partant du local pour aller vers le central.
Influences kadhafistes et chavistes ?
Les détracteurs de ce projet y voient une déclinaison locale des comités populaires de Kadhafi, cette comparaison est un peu trop caricaturale. En lisant le Livre vert, on retrouve une critique de la démocratie représentative et de la partitocratie similaire à celle que formule Saïed. Certains passages peuvent en effet
faire penser aux discours de Saïed. Le guide libyen écrit par exemple : « L’assemblée parlementaire est une représentation trompeuse du peuple, et les régimes parlementaires constituent une solution tronquée au problème de la démocratie ; l’assemblé parlementaire se présente fondamentalement comme représentante du
peuple, mais ce fondement est, en soi, non démocratique, parce que la démocratie signifie le pouvoir du peuple et non le pouvoir d’un substitut. » (Kadhafi, 2021). Les promoteurs de la construction rejettent cette comparaison et rappellent que les membres des conseils sont élus (Charbti, 2021). En effet, les comités populaires
libyens sont constitués officiellement de tous les habitants d’une circonscription. Par ailleurs, les délégués au Congrès populaire sont élus par acclamation. L’autre parallèle concerne la centralité de l’exécutif. En Libye, c’est le « guide de la révolution » qui détient l’essentiel du pouvoir, pouvant même s’affranchir des votes
du Congrès comme cela a été le cas en 1983 pour la conscription obligatoire des filles (Le Monde, 1987). En Tunisie, le système des conseils est dominé par un président ultra puissant. Comme l’a fait remarquer Sadri Khiari, ce penchant présidentialiste se lisait déjà dans la profession de foi du candidat. En bornant les prérogatives des conseils locaux aux seules questions de développement, on dépolitise les élus et on délègue l’essentiel du pouvoir au président (Khiari, 2022). On verra par la suite que le régime issu de la Constitution de 2022 aboutit à un régime présidentialiste. Il convient toutefois de souligner une autre différence primordiale : le président tunisien reste élu alors que le Guide libyen se réclamait d’une légitimité révolutionnaire. Comme nous l’avons déjà précisé, l’autre influence vient d’Amérique du Sud. En arrivant au pouvoir au Venezuela, Hugo Chavez a mis en place des instances locales récupérant une partie des compétences de l’État central et des collectivités territoriales. En 2002, sont créés des Conseils locaux de planification, cogérant avec les mairies l’usage du sol dans les quartiers. Puis, à partir de 2006, des Conseils communaux font la coordination entre comités locaux et établissent des projets d’aménagement local pour lesquels ils touchent directement des ressources de l’État central. Enfin, en 2009, des Communes regroupent des représentants des conseils communaux qui jettent, à leur tour, les bases d’un État communal (Bracho & Rebotier, 2016). Le modèle bolivarien a fait des émules dans d’autres pays du continent.
Une démarche messianique et une volonté de marquer l’Histoire
Cette foi dans le caractère inédit de la révolution tunisienne a fait naître chez Saïed une volonté de marquer l’Histoire qui dépasse les frontières nationales. Le 13 décembre 2021, en annonçant sa feuille de route, le président indique vouloir « corriger le cours de la révolution » avant d’ajouter « et corriger le cours de
l’Histoire ». La même formulation est reprise lors du « jour historique » du 17 août 2022 durant lequel le chef de l’État promulgue la nouvelle Constitution. Le préambule de la nouvelle Loi fondamentale minore la période allant de l’indépendance au 25 juillet 2021, Saïed ayant estimé à maintes reprises que « la vraie indépendance survient quand le peuple exerce sa souveraineté dans son pays ».
Le 20 mars 2022, jour de la fête de l’indépendance, le locataire de Carthage ratifie trois décrets-lois : le premier instaurant les entreprises communautaires, le deuxième établissant la réconciliation pénale et le troisième durcissant les peines pour les spéculateurs et les contrebandiers. Le président choisit de les ratifier sur, dit-il, la même table sur laquelle a été signée la loi du 12 mai 1964 achevant d’exproprier les derniers colons français, inscrivant ainsi son action dans la trajectoire de la décolonisation. L’attachement à la symbolique des dates marque une volonté chez Saïed d’effacer des moments partagés par les Tunisiens. Le coup de force a été perpétré le 25 juillet, jour de l’avènement de la République en 1957 qui sera désormais le jour du référendum de 2022. Le 17 décembre, date du déclenchement de la révolution, coïncidera avec les élections législatives. Quant au 14 janvier, jour de la fuite de Ben Ali et de la plus grande manifestation contre le régime policier, il est tout bonnement sorti du calendrier.
Mais certaines variations autour du thème de l’Histoire laissent songeur. Le 13 mai 2022, recevant le Premier ministre égyptien, Saïed déclare qu’Abdelfattah Sissi a « écourté la distance dans le temps et dans l’Histoire et a sauvé l’Égypte dans une phase historique cruciale » (Le progrès égyptien, 2022). Le chercher Mohamed Sahbi Khalfaoui voit chez Saïed un côté messianique qu’on retrouve dans les cercles conservateurs autour de Donald Trump. En choisissant pour modèle Omar Ibn Al Khattab, il s’inscrit dans la continuité des califes bien guidés, eux-mêmes continuateurs de l’œuvre du Prophète Mohammed. Un avis que partage le politologue Michel Camau qui rappelle que dès son discours inaugural, le président a vu dans le 17 décembre 2010 un évènement
historique inédit qui dépasse le cadre de la seule Tunisie et qui nécessite que l’humanité brûle ses livres et ses écrits pour s’ouvrir à un nouveau paradigme.
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