C’est du haut de sa chaise, installée près d’Amine Gara que la chroniqueuse Baya Zardi entame toutes les semaines ses tirades dans l’émission « Jeu dit tout », diffusée sur la chaine El Hiwar Ettounsi. Et c’est l’expression empreinte d’une gravité jurant avec les couleurs flashy de son maquillage, qu’elle a déclamé ce jour-là sa diatribe. « Les gens apprennent de notre vécu », lance-t-elle, confiante.

Normalisation avec la polygamie

La starlette télévisuelle n’a pas couvert les atrocités des guerres, ni parcouru les capitales du globe pour rapporter les grands enjeux qui agitent le monde pour qu’on s’enrichisse de ses expériences. Evidemment, elle ne fait pas exception. Cependant, c’est l’une des rares à vouloir donner des leçons de vie aux téléspectateurs. Son vécu ? Il est à bien des égards tourmenté, pénible des fois, raconte-t-elle. C’est à peu près le cas de tout le monde. Cela ne fait pas d’elle une martyre, encore moins un symbole de la résilience. Pourtant, elle prétend que cela aidera les femmes à surmonter leurs terribles épreuves. D’ailleurs, elle en est sûre. « Après mon témoignage, j’ai l’impression que beaucoup ont pu dépasser de douloureuses expériences ». Impressionnant ! Plus besoin de consulter des psy, écoutez Baya Zardi.

Baya Zardi. Crédit : El Hiwar Ettounsi TV

Mais ne le faites pas trop mesdames, car ce qui va suivre risque de vous déplaire. Commentant des déclarations faisant l’apologie de la polygamie d’un ancien animateur converti en homme politique, à savoir Nizar Chaari, Baya Zardi s’est ralliée à la cause de son collègue de la télé divertissement.

Elle comprend la souffrance des femmes, mais prêche pour que leur mari puisse prendre une deuxième épouse. Détendez-vous mesdames, ça ne sera pas sans votre consentement ! En effet, s’érigeant en théologienne et juriste, elle conditionne la possibilité de prendre une deuxième épouse par le consentement de la première. Après tout le prophète a eu plusieurs femmes, argumente-t-elle. Puis ce qui l’inquiète le plus, c’est le taux de « 3ounoussa » (expression péjorative désignant le célibat des femmes) dans le pays. D’après elle, c’est un mal qui gangrène la Tunisie. Pour y remédier, Baya Zardi, préconise qu’on restaure ainsi la polygamie.

La légitimité de ce plaidoyer est contestée par une certaine Rim El Kefia. Cette femme, chanteuse à ses heures, s’est fait connaitre à travers son poste de chroniqueuse dans l’émission « El kol fel kol » diffusée lors de la saison précédente sur la chaine Attessia. D’après elle, Nizar Chaari et Baya Zardi lui ont volé la vedette en la dépouillant de la propriété intellectuelle de sa théorie du rétablissement de la polygamie.

Agressions tolérées

Heureusement, qu’il y a d’autres chroniqueuses pour détendre l’ambiance dans ce genre d’émissions. Leurs atouts, à part qu’elles sont lourdement maquillées comme le seraient des jeunes mariées tunisiennes le jour de leur noce, c’est qu’elles ont beaucoup d’abonnés sur Instagram. C’est manifestement le bon critère pour jauger les nombreuses candidates pour une place sur un plateau télé ou un rôle dans un feuilleton. Mais il ne faut pas se leurrer. L’envers du décor est harassant pour ces instagrammeuses, déplorent les concernées, en l’occurrence, Hanene Elleuch ou encore une certaine Malek Oueslati, sur le plateau de l’émission « Labes avec Naoufel », diffusée sur la chaine Attessia. « J’ai galéré pour faire venir une chaussure de marque d’Espagne », se lamente la première lors de l’émission « Jeu dit tout ». La pénibilité d’un tel ouvrage est spectaculairement démontrée dans sa rubrique destinée à la vente d’un gel moussant dans l’émission. Les ouvrières agricoles qui les regardent peuvent en rire ou en pleurer.

Les femmes victimes d’agressions sexuelles ne seraient pas prêtes non plus à apprécier la morsure d’un certain chroniqueur, appelé Hedi. Celui-ci s’est fait connaitre en mordant sa collègue Khaoula Slimani, début octobre, dans l’émission « Sakerli el Barnamej » d’Ala Chebbi.

« C’est une vidéo spontanée en off », tient à expliquer la concernée. « Cet homme représente au moins 85% de la gent masculine en Tunisie », ajoute-t-elle pour le défendre. « Il a tout à fait sa place à la télé », renchérit une autre chroniqueuse à l’émission, Najla Ettounssia. Selon elle, il est à l’image de beaucoup d’hommes tunisiens.

Ce jeu télévisuel est non seulement de mauvais goût mais anachronique face à une certaine réalité que ces chroniqueurs se targuent de bien connaitre.

La primauté de la télé divertissement

En effet, pour le seul mois d’octobre, 85% des plaintes féminines reçues sur le numéro vert du ministère de la Femme sont liées aux violences conjugales. Les associations féministes n’ont pas cessé de tirer la sonnette d’alarme sur la recrudescence des violences envers les femmes. Pourtant le public de l’émission de « Saffi Kalbek », animée par Jaafer Gasmi et diffusée sur El Hiwar Ettounssi, semble trouver drôle ce type d’agressions. Des émissions de télé-réalité de ce genre ont reçu plusieurs mises en garde et sanctions de la part de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica) pour leur tolérance et promotion de la violence envers des femmes. Depuis, les animateurs sont sur le qui-vive dans le traitement de ces thématiques mais pas suffisamment pour renoncer totalement à leurs travers mordants. Jaafer Gasmi a beau s’ériger en défenseur des femmes, il ne peut pas s’empêcher de tourner en dérision le vécu d’une femme se plaignant d’une relation extra-conjugale de son mari.

Mais pour certaines figures médiatiques, la télévision n’est pas amenée à changer les mentalités. Son rôle est de divertir, assume Naoufel Ouertani. Ces émissions existent certes dans d’autres pays. Cet animateur prend souvent l’exemple de Cyrile Hanouna. Ce dernier avait une émission « Balance ton post ! » sur la chaine française C8 où de jeunes femmes, à l’instar de Mariem Dabbagh -invitée une fois à l’émission- avaient leur place. Mais sur la même station comme sur l’ensemble de la panoplie des chaines françaises, le téléspectateur peut choisir de regarder des séries ou d’autres émissions dans la légèreté comme « Des Racines & Des Ailes » jusqu’à d’autres plus sérieuses comme «Envoyé spécial » ou « La grande librairie ».

Le public tunisien est dépouillé de ce choix. Les émissions dites de divertissement inondent la grille des programmes. Outre les émissions de talk-show, d’autres programmes consacrent des rubriques publicitaires pour des produits cosmétiques. Par ailleurs, un autre type d’émissions, comme « Ahla ma feek », s’est spécialisé dans le plébiscite d’un archétype féminin,  comme lors  de la saison précédente d’El Hiwar Ettounssi.

Les femmes sont ainsi cernées de toute part pour s’aligner sur un modèle de beauté : elles devraient mincir, ne pas avoir de cernes, ni de tâches au visage. C’est le chemin vers le bien-être, promettent ces émissions. C’est le grand enjeu existentiel de l’époque ! Si vous l’avez raté sur votre feed Instagram, vous ne risquez pas de le manquer sur les écrans télé qui meublent tous les foyers.

Sonnette d’alarme

Cette représentation sensationnelle des femmes dans les médias est confirmée par un rapport de la Haica, datant de 2019 et intitulé « Place et représentation des femmes dans les fictions télévisuelles tunisiennes ». En dépit de certains progrès, la place des femmes dans le champ médiatique« est encore marginale, et leur image souvent biaisée et stéréotypée », indique le rapport. Et d’alerter sur « une prédominance des personnages féminins perçus comme jeunes et qui sont valorisés par rapport à leur apparence physique ».

Commentant cet état des lieux du paysage télévisuel tunisien, Rim Saoudi, membre du bureau exécutif du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), évoque « une course vers la médiocrité » entre les chaines de télévision en Tunisie.

« Je ne suis pas contre la présence des chroniqueuses venues d’Instagram dans les émissions, à condition qu’elles apportent une plus-value au débat public. Or, elles ne font que participer, avec leurs collègues masculins, à des échanges superficiels qui détournent les Tunisiens des vrais enjeux du pays», déplore-t-elle.

D’après la responsable syndicale, cette présence féminine se base essentiellement sur le critère de l’apparence, et ce, dans un cadre de promotion de la culture du buzz et du show. « Nous plaidons pour plus de présence féminine sur les plateaux tv. Mais ce qu’on constate c’est une chosification des femmes. Elles se contentent d’étaler leurs histoires personnelles. Pire, certaines défendent des idées arriérées comme la polygamie à une époque où d’autres femmes se battent pour plus de droits et d’égalité », conclut-elle.